Voir ma page d’annonce du spectacle du 9 mars
Musique en tête en effet. Rigueur d’abord, sans concession aucune, clarté démonstrative, les deux ouvrages sont bien portés à bras le corps par le chef Tugan Sokhiev, de la première minute à la dernière, sa battue avançant, inexorablement, en une sorte de danse sacrificielle. Ne cédant pas un quart de temps, il dirige un orchestre qui prouve, une fois de plus, qu’il est bien le meilleur orchestre de fosse de France en régions, et tous pupitres confondus. Démonstration faite aussi que la musique de ces deux ouvrages véristes n’a rien à envier à d’autres dans sa progression dramatique et son raffinement, ses couleurs, ne serait-ce qu’en se tournant vers les opéras de jeunesse d’un certain Verdi. Et Puccini a dû beaucoup les entendre, l’un comme l’autre! Et même s’il ne laisse de côté la moindre parcelle de la partition orchestrale, écoutez la harpe, et la petite harmonie dans Paillasse, ce n’est pas pour autant que Tugan Sokhiev néglige ce qui se passe sur le plateau. Bien au contraire, l’œil est partout et sa gestuelle prouve que la maîtrise complète des deux ouvrages est totale. Tout au plus, peut-on regretter certains passages surdimensionnés dans la fosse qui obligent les chanteurs à forcer pour passer la rampe sonore érigée.
Les chœurs et les chanteurs ne peuvent que se féliciter d’une telle attention omniprésente, le chef les obligeant à l’unité dynamique, sans concession aucune. D’aucuns pourront se féliciter du travail remarquable du Chef de chœur et de la Maîtrise, Alfonso Caiani, et rendre hommage à l’investissement des choristes qui ont évolué, nombreux, sur un espace bien réduit.
Yannis Kokkos nous aura modestement transposé les deux drames et on lui en sied gré, tout comme d’avoir dépourvu l’intermezzo de toutes pantomimes inutiles rajoutées par certains metteurs en scène pour meubler à tout prix. La simplification en un fond de décor unique pour les deux est une idée intéressante, et entre les lumières de Patrice Trottier, le bon goût des costumes, et quelques éléments de décor dans Il Pagliacci, visuellement, la succession des “images“ est réjouissante. Avec Anne Blancard à la dramaturgie, l’ensemble a suscité l’adhésion du public à chaque représentation, à défaut de susciter celle des critiques très éclairés, de plus en plus nombreux sur papier ou clavier.
Dans Cavalleria rusticana, les “seconds couteaux“, côté distribution, ont été loin de démériter. Que ce soit Sarah Jouffroy dans le petit rôle de Lola, la composition du baryton André Heyboer dans Alfio, son mari, et, peut-être pour ses graves, Elena Zilio, contralto, la Mamma Lucia. On attend d’elle « le réconfort d’une voix chaleureuse et enveloppante ». Nous n’avons pas été déçus. C’est plus complexe pour Turridu et Santuzza, les deux “héros“ du drame. Le premier, Nikolai Schukoff a le physique du rôle, ressemblant fort ! à l’un des acteurs de La Terre tremble, film de Visconti servant avec beaucoup d’à-propos à l’illustration du programme. Côté voix, ce n’est pas une voix solaire mais le timbre peut fort bien convenir dans cette « chronique d’une mort annoncée » dont l’échéance ne fait aucun doute, depuis la Siciliana jusqu’à L’adieu à la mère en passant par Le Toast qui va le condamner au duel qu’il sait perdu. Lenski de l’Eugène Onéguine n’est pas loin. Finalement, la fragilité de l’émission qui l’oblige à serrer, et à négliger voire oublier quelques aigus ! en deviendrait presqu’un atout.
C’est finalement plus compliqué encore pour essayer d’apprécier Elena Bocharova dans Santuzza. La voix est là, puissante, c’est sûr, mais…les accents ? Bien difficile aussi de comprendre un minimum de mots. Elle va jusqu’au bout, point. Quitte à conserver ce rôle dans son répertoire, il faudra peut-être le creuser un peu plus, penser à l’articulation, et bousculer finalement sa voix pour qu’on y croit davantage et qu’un peu d’émotion, celle de la femme blessée, bafouée devant tout son village, humiliée par Lola, transpire.
“Qui tire vraiment les marrons du feu“ de ce spectacle d’Il Pagliacci, c’est bien la soprano géorgienne Tamar Iveri. Depuis 10 ans, date de sa Tatiana sur la scène du Capitole, la chanteuse ne nous a guère déçus, avec pour sa venue dernière en 2013 une magnifique Elizabeth dans Don Carlo. Elle nous surprend très agréablement ici avec un jeu habité et, toujours, une prestation vocale aboutie d’une belle musicalité. Plus un phrasé dramatique qui laisse épanouir la vigueur de toute sa tessiture. Joie et légèreté ? Non, davantage une sorte de sorcière des jeux amoureux, une Nedda, femme de scène plutôt noire. Tel un jeune guépard un peu désemparé, Mario Cassi prête sa voix de baryton affirmé et son élan à Silvio, son amant dans la vie, tandis que son soupirant de comédie Beppe, c’est le ténor Mikeldi Atxalandabaso parfait dans son air.
Restent Canio et Tonio, affrontements de deux voix puissantes qui peuvent et réussissent à nous impressionner. Canio, c’est Badri Maisuradze, avec un seul versant du personnage. Pas celui, enjoué, très superficiel de la parade, mais l’autre, angoissé, blessé, terrorisé, qui justement ne laisse rien voir, que malgré lui, surveillant le destin qu’il devine s’accomplir. Il ne peut se complaire alors que dans un balancement entre faiblesses et exagérations, vaillances dramatiques un peu pompeuses. Mais on loue l’investissement dans sa globalité tout en souhaitant entendre un Canio aussi martyr, aussi surprenant de vigueur mais avec plus de sobriété, afin d’éviter tout accent pouvant se teinter facilement de mauvais goût.
En face, il y a le Tonio de Sergey Murzaev, la puissance vocale qu’il fallait pour équilibrer celle de Canio. Le super-baryton ne fait pas dans la dentelle et a décidé de faire profiter le Paradis de ses possibilités vocales. Dès le Prologue, l’affaire est entendue. Il est capable de faire le grand écart sur deux octaves et tout le monde en profite. Mais il est aussi capable, d’accord, avec plus ou moins de finesse, de manier les jeux opposés du Prologue et de la hargne, de la plainte amoureuse, de la rage et de la vengeance. La prestation en devient plus qu’honorable.
Au bilan, des représentations très appréciés par un public, conquis par l’investissement de tous les protagonistes, capable d’oublier les imperfections diverses et variées, imperfections, pour certaines uniquement répertoriés par les connaisseurs et amateurs éclairés de ces deux ouvrages absents de la scène du Capitole depuis bientôt un demi-siècle. Autant dire, jamais vus ni entendus, ici, par la grande majorité du public, à part par le troisième âge et les rescapés du quatrième.
Michel Grialou
photos : Patrice Nin