Près d’un demi-siècle se sera écoulé avant de retrouver « le couple à succès » à l’affiche du Capitole, Cavalleria rusticana de Mascagni – 1890, et de Leoncavallo, I Pagliacci – 1892, un véritable exploit. Deux chefs-d’œuvre rudes et puissants, d’une expressivité exacerbée, proches du cri et du langage parlé, sans répétition, ni ornement, deux prototypes du vérisme italien qui exigent vérité, passion et exaltation, deux éclatants triomphes à leur création, et pratiquement le seul succès de la carrière de nos deux compositeurs.
S’inspirant de romans style Emile Zola, Tolstoï, Thomas Hardy, Galdos, … reflétant fidèlement et avec une impitoyable sincérité, la réalité de la société, ces deux musiciens ont proclamé l’avènement d’un style d’opéras qui allait apporter une note de critique sociale et de réalisme aigu face à l’emphase romantique et à l’obscure philosophie de la rédemption du drame lyrique post-wagnérien. On ne cherche plus à représenter les êtres humains tels qu’ils devraient être en les idéalisant, mais tels qu’ils sont réellement. C’est donc un véritable cas d’espèce du théâtre musical qui émerge alors dans les salles vouées à l’art lyrique : des circonstances élémentaires tirées de la vie véritable et proche de la nature avec, tout de même, un singulier penchant pour la jalousie, la subornation, le vol et le meurtre. Ces opéras se verront affublés du sobriquet de « l’opéra du hurlement et du coup de couteau ». Aidé par un seul ouvrage, chacun sera parvenu à faire l’unanimité dans le monde de l’opéra, sur le caractère exceptionnel d’une réussite planétaire.
Côté livret, ils sont tellement mimétiques qu’un metteur en scène se risquera, à Londres, de les donner dans un même décor ! Amour, Jalousie, Haine, Vengeance, il en va ainsi des rapports humains mis en évidence à grands renforts d’effets dramatiques. Pris dans un engrenage infernal, les protagonistes issus du peuple sont conduits inéluctablement à la catastrophe. Et si le premier drame est l’incarnation la plus pure du vérisme, le second apparaît comme son aboutissement le plus achevé.
Tugan Sokhiev dirige cette nouvelle production après un autre monument du vérisme, Tosca, sur cette même scène. Yannis Kokkos fait un retour sur Toulouse et prend en charge mise en scène, décors et costumes.
« Composées à peu près à la même époque, ces deux œuvres se situent dans la campagne italienne et parlent de sociétés fermées, celles de villages sicilien et calabrais où vont se produire deux meurtres. J’ai été rapidement convaincu qu’il me fallait les situer au même endroit, sur la même place du même village.
Lieu à la fois reconnaissable et abstrait, lieu du drame de la jalousie et de la rivalité. En somme le même décor sur lequel s’inscrit le passage du temps. Alors que dans Cavalleria, nous sommes éclairés à la lampe à l’huile, dans Paillasse l’électricité est arrivée, les arbres ont grandi. J’ai situé Cavalleria autour de la première guerre mondiale et Paillasse après la seconde. Cette place est une sorte de microcosme de la société tiraillée entre les interdits religieux et moraux et le désir d’affranchissement. Au centre du drame la condition féminine. » Y. Kokkos.
Dès sa création le 17 mai 1890 à Rome, Cavalleria rusticana va imposer son réalisme et son soleil écrasant, sa passion et sa violence dans les théâtres du monde entier. Son auteur, Pietro Mascagni donne le signal de départ au vérisme d’après le drame et le récit de Giovanni Verga, œuvre intense, au pathétisme austère et éloquent, adaptée au monde rural qu’elle décrit, et dont le titre reflète l’esprit chevaleresque.
Dans cette tragédie villageoise, Santuzza, l’amoureuse délaissée, ivre de jalousie, c’est Elena Bocherova. Elle provoque le meurtre de son amant volage Turridu, Nikolai Schukoff, figure principale du drame, ténor qui se taille véritablement la part du lion avec trois arias. Les parties chorales occupent presqu’un quart de ce court opéra en un seul acte. Comme pour I Pagliacci qui va suivre, la construction en un seul tenant renforce encore cette sensation de course à l’abîme. Elle sera d’ailleurs une des caractéristiques de l’opéra autour de 1900, empruntée par Massenet pour sa Navarraise, Manuel de Falla pour La Vida Breve, Richard Strauss pour Salomé et Elektra, et un peu plus tard par Puccini, dans son Triticco, en 1918.
Quant à I Pagliacci, “les épouvantails“, ou encore « Les Paillasses », ce théâtre dans le théâtre, avec le double assassinat sur la scène de ses comédiens ambulants, le titre évoque déjà l’impuissance de l’homme face aux forces du destin : Canio ne peut que tuer Nedda, et son amoureux Silvio.
Créé le 21 mai 1892 à Milan, sur un livret écrit de la main même du compositeur, dans un style simple, abrupt, sans fioritures, ce fut le seul franc succès de Leoncavallo, mais un succès rapide et mondial. Il est exact que l’adéquation du texte à la musique est parfaite, une musique , elle aussi concentrée, génialement efficace et vibrante, là aussi sans divagation aucune. Depuis 1892, les plus grands ténors lyriques ont eu à leur répertoire le rôle de Canio, Canio, le Paillasse, expression de l’humanité entière, à la fois masque de comédie et âme douloureuse.
Pour I Pagliacci, toute cette construction en miroirs des interprétations, des identités mêlées, demande aux solistes un sens accru du dramatique, toute une variété de disponibilités vocales, de degrés d’affirmation, d’intensités. D’autant que le drame travaille sur la confusion finale des certitudes.
La partition réclame donc un très solide et très éclairé trio vocal : pour Canio, un ténor sans faiblesse, à l’aigu perçant, et aux couleurs contrastées sur une tessiture allant, s’il vous plaît, jusqu’au si bémol aigu. Ce sera Badri Maisuradze. Pour Nedda, une soprano à l’aigu capable de vocalises agiles pour la fameuse scène des oiseaux, mais flanquée d’un médium ombragé et bien assis, une sorte d’improbable et introuvable ! alchimie du drame et de la représentativité. Ce sera Tamar Iveri. Enfin, pour Tonio, un solide baryton pouvant faire le grand écart sur deux octaves, et surtout à même de manier les jeux opposés du Prologue et de la hargne, de la plainte amoureuse et de la vengeance. Ce sera Garry Magee qui se devra de relever le défi et succéder dignement au créateur du rôle, l’immense Victor Maurel. Mais, il est annoncé souffrant et devrait être remplacé par Sergey Murzaev qui fut un magnifique Gérard dans l’André Chénier sur la scène du Capitole en début 2009.
Michel Grialou
Théâtre du Capitole – du vendredi 14 au dimanche 23 mars
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