Les habitués du cycle Grands Interprètes connaissent bien Ivan Fischer, le chef hongrois, et son enfant devenu en trente ans, un grand adulte parfaitement épanoui, le Budapest Festival Orchestra, sa phalange, qu’il fait voyager aux quatre coins de la planète avec succès et enthousiasme au rendez-vous. Ce soir du 6 décembre à la Halle, c’est pour LA symphonie du XXè siècle : la Neuvième de Gustav Mahler. Que cette partition, complexe et douloureuse, de construction proprement inouïe, trahisse son âme ou qu’elle soit en elle-même un message de l’humanité en son entier, elle est un chef-d’œuvre qui n’est plus discuté en tant que tel.
« Toutes mes œuvres sont une anticipation de la vie qui vient. » G. Mahler
« Ma Neuvième est en ré, comme celle de Beethoven, mais la mienne est en majeur ! » ainsi Mahler présente-t-il de façon bien modeste (!), sa symphonie dont la genèse est intimement liée à sa vie affective et professionnelle, tout comme toutes les autres pages symphoniques chez le compositeur. Conter sa création qui fut relativement rapide pour une œuvre de près de quatre-vingt minutes, revient à raconter les dernières années de la vie du compositeur. Elle date de 1909 alors qu’il meurt en 1911et qu’elle ne sera créée que le 26 juillet 1912. Il peut y avoir jusqu’à un quart d’heure d’écart dans la durée – moyenne de 80 minutes – de son exécution en concert. Les écarts sont moindres au niveau des quelques 160 enregistrements recensés. On peut rajouter que seules les plus grandes phalanges, faisant preuve d’une endurance et d’une concentration à toute épreuve, peuvent dominer la virtuosité individuelle et collective de ce monument. Quant au chef, mieux vaut-il qu’il ait quelques affinités et compréhension exhaustive avec l’écriture mahlérienne !
« Il n’y a pas moyen de jouer ne serait-ce que trois notes de la musique de Mahler sans payer de sa personne : chaque inflexion, chaque explosion, chaque accélération est si intense que l’on doit interpréter cette musique en s’y impliquant au maximum. » Leonard Bernstein
I. Andante comodo en ré majeur
« O jours enfuis de la jeunesse ! O amour perdu ! »
II. Im tempo eines gemächlichen ländlers (dans le tempo d’un ländler confortable)
III. Rondo-Burleske en la mineur (Allegro assai. Très arrogant)
« Dédié à mes frères en Apollon »
IV. Adagio en ré bémol majeur (très lent et pourtant retenu)
« Mahler a été un homme qui a merveilleusement « chanté » avec sa musique. Il a exprimé ce qu’il avait ressenti d’une manière directe et même totale, parce que dans sa musique, plus que dans toute autre, il y a tous les éléments de notre vie. On a dit et écrit que la musique de Mahler était limitée par des aspects banals, par une inspiration trop souvent triviale, frivole, superficielle. On a dit que Mahler était un auteur monotone, qui a utilisé les mêmes formules mélodiques de la 1ère à la 9éme symphonie. On a dit que c’était un auteur musicalement faible, harmoniquement instable, rythmiquement déréglé. Tout cela, n’est-ce pas une transfiguration de notre vie ? » L. Bernstein
De Dimitri Mitropoulos à Pierre Boulez, tous les grands chefs d’orchestre interprètes de Mahler ont été fascinés par sa Neuvième Symphonie. « Cette œuvre est véritablement la dernière qu’il ait achevée : je la considère aussi comme la plus grande, » proclamait à la fin de sa vie Otto Klemperer, proche du compositeur dans sa jeunesse. « Un intense bouleversement spirituel l’a inspirée : le départ est proche » devinait Bruno Walter, un autre familier de Mahler, le disciple, son confident et le créateur de cette symphonie à Vienne, en 1912, un an après la mort prématurée du compositeur, à 51 ans. Mahler lui aurait confié : « Il ne s’agit pas de la peur de mourir (…) J’ai perdu tout d’un coup la lumière et la sérénité que je m’étais conquises, et je me trouve devant une sorte de néant, obligé de débuter à nouveau dans la vie, obligé de tout réapprendre, jusqu’à me tenir debout. » Et un peu plus tard encore : « J’ai composé ou plutôt je me suis libéré de mon œuvre comme un aveugle et maintenant, tandis que je commence à peine à instrumenter le dernier morceau, je ne me souviens même plus du premier. Pour autant que je puisse m’en rendre compte, c’est un heureux enrichissement de ma petite famille. J’ai dit là quelque chose que j’avais au bout des lèvres depuis longtemps. » Un autre compositeur et surtout chef d’orchestre qui en a parlé le mieux, c’est bien Léonard Bernstein dans ses conférences données à Harvard en 1976 : « Le destin de Gustav Mahler fut de récapituler l’histoire de la musique austro-allemande, d’en faire un paquet, non attaché par un joli ruban mais par un nœud affreux fait de ses nerfs. »
Douloureux legs testamentaire, cette symphonie sonne en effet comme un adieu, « adieu », le titre du dernier mouvement de l’œuvre immédiatement antérieure, Le Chant de la Terre. Comme une sorte de triple adieu, à la vie, à la tonalité, à la culture classique. On pourrait en rajouter un quatrième, adieu à sa femme qui, il le sait, lui échappe. Bernstein proclamera encore : « Notre siècle est bien le siècle de la mort, et Mahler est son prophète musical. »
La Neuvième délivre donc un évangile funèbre en quatre mouvements bizarrement répartis : deux lents au début et à la fin, deux plus vifs au centre. La fin du dernier adagio sombre dans une prostration éplorée particulièrement saisissante, un lamento d’une lenteur de plus en plus paralysante, comme si le son s’immobilisait, figé dans la glace qui se reforme à l’arrière d’un brise-glaces. Un silence réfrigérant suspendu tel un son qui n’en finit pas de s’atténuer. « Disloquée, évidée, cette fin des fins dissout la notion préétablie de forme, comme la notion préexistante de genre, ouvrant la voie à l’esthétique composite d’Alban Berg comme à la révolution puritaine d’Anton Webern. » Pierre Boulez. Ou, plus simplement, c’est l’attente formidable d’une fin qui n’a pas de fin : la musique au-delà de l’audible. L’orchestre ne joue plus. On entend battre les cœurs, les secondes sont des siècles. C’est « l’adagissimo ».
A ce sujet, formulons un vœu : puisse chaque auditeur rester suspendu à la baguette ou à la main du chef, et attendre, le temps que lui-même l’abaisse pour rompre le silence, signalé dans la partition, mais oui, afin de pouvoir enfin, donner libre cours à son émotion.
Quelques repères dans cette partition inouïe, mais auparavant quelques lignes pour résumer l’homme, comme Alma a pu le faire dans ses Mémoires : « Il était le type parfait de l’égocentrique. Il avait une volonté inflexible qu’il faisait triompher partout et toujours grâce à son irrésistible pouvoir de suggestion… Jamais, à aucun moment ne s’arrêtait le moteur géant qu’était l’esprit de Mahler. Il ne profitait de rien, ne se reposait jamais… l’orgueil que lui inspirait la conscience de son propre « moi » était tel, qu’il parlait même à ses amis comme on harangue une foule. Des tournures du genre : « Et moi je vous le dis à vous tous », alors qu’il ne s’adresse qu’à une seule personne, lui étaient habituelles. »
Avoir à l’esprit que, l’interprétation est une transfiguration plus qu’une « trahison »de la partition, laquelle, après tout, doit passer pendant l’exécution de l’inertie du papier imprimé à la vie du son qui fait sens. Et ici , peut-être plus qu’ailleurs, le sens humain, émotionnel, métaphysique même, de chaque signal musical en tant que trace abstraite.
Il faut au chef une fabuleuse vision dans le mouvement initial I qui est une véritable symphonie à lui tout seul. Tout doit y être, tous les états d’âme : le drame de la mort, la tendresse infinie, un souffle prodigieux, la vigueur et l’amour de la vie, la nostalgie de l’enfance. La prodigieuse unité de la partition doit être respectée, la révolte contrôlée, la passion traversée de douleur et d’effroi. La coda est toute sublimée de tendresse et d’affection.
Dans le II, on doit retrouver une atmosphère primesautière avec des effets comiques assez extraordinaires, toujours légers, mais sans jamais insister. Après le ländler “rustique“, danse caricaturale suggérant la futilité de l’agitation de la vie de tous les jours, la valse doit sembler se moquer, vouloir se rendre désuète. Il y aura un troisième tempo avec un ländler lent comme il faut, caressant et tendrement chantant. Dans le finale, tout se désagrège. Des échos de fête de village se répercutent.
Dans le III, Rondo, puis Burleske plus grinçants et moqueurs encore que le précédent. La virtuosité des instruments est soumise à rude épreuve tandis que l’écriture volontairement chaotique mène l’orchestre à la limite du fracas, de la brisure. Comme si le compositeur voulait faire un pied-de-nez à tous ceux qui ont pu l’insulter et l’humilier, le “casser“ toute sa vie durant. Mahler à propos de Messieurs les Supérieurs en l’occurrence les critiques : « Comme une bête sauvage traquée par des chiens – mais, par bonheur je n’appartiens pas à ceux qui meurent en chemin – et ces horions que je dois maintenant subir de toutes parts n’ont que l’effet d’un massage. Je brosse mon habit quand on m’éclabousse avec de la boue. Rassembler toutes ses forces pour résister ! » Mais il faut ramener la paix. L’adagio doit être annoncé avec une tendresse extrême. Rude tâche à la trompette. La catastrophe finale se présente dans une tension d’une intensité quasi insoutenable.
Dans le IV, ce fameux adagio, les tempos sont soutenus. Le chef doit exprimer ou tenter d’exprimer l’insondable. Tendresse ineffable, élans sublimes, tout doit être caressant, apaisé. Mahler porte son regard sur la mort qu’il sait être la conclusion de toute vie humaine. Mais un regard sûrement aussi sur sa relation avec Alma qui est à bout de souffle. Chaque note est suivie de son silence. Mais l’angoisse et une légère révolte se font jour. Puis à nouveau c’est la résignation, un peu dans le style : à quoi bon lutter. Enfin, dans le finale, après une légère hésitation, on pénètre de plain-pied au Paradis. Le discours musical se raréfie au milieu d’immenses accords tenus. Le calme et le repos, l’immensité de l’éternité sont atteints. Gustav Mahler a trouvé, semble-t-il, les réponses à toutes ses questions.
Pour en savoir plus sur le chef et l’orchestre, et son orchestre, le BFO
Iván Fischer
Iván Fischer est le fondateur et le Directeur Musical du Budapest Festival Orchestra. La collaboration entre lui et le Budapest Festival Orchestra s’est révélée être l’une des plus belles réussites de ces trente dernières années dans le monde de la musique classique. De nombreuses tournées internationales et une série d’enregistrements acclamés (chez Philips Classics puis Channel Classics) ont contribué à établir sa réputation comme l’un des plus grands chef d’orchestre.
ll a mis en place et développé de nouveaux types de concerts : ‘‘Cocoa concerts’’ pour les jeunes enfants, ‘‘Midnight Music’’ pour les étudiants, les concerts ‘‘surprise’’ pour lesquels le programme n’est pas annoncé, les ‘‘one forint concerts’’ durant lesquels Iván Fischer s’adresse directement aux spectateurs, les concerts de plein air à Budapest qui attirent des dizaines de milliers de personnes. Il a créé plusieurs festivals, dont un festival d’été de musique baroque à Budapest et le Budapest Mahlerfest qui est aussi une occasion de commande et de présentation de nouvelles compositions.
Iván Fischer dirige en tant que Chef d’Orchestre Invité les plus prestigieux orchestres symphoniques du monde. Il a été convié à diriger le Berlin Philharmonic plus de dix fois, il travaille chaque année durant deux semaines avec le Royal Concertgebouw Orchestra, et se produit avec le New -York Philharmonic et le Cleveland Orchestra.
Il a également été Directeur Musical du Kent Opera et de l’Opera de Lyon, ainsi que Chef d’Orchestre Principal du National Symphony Orchestra à Washington DC.
Iván Fischer a étudié le piano, le violon, le violoncelle et la composition à Budapest, puis a poursuivi sa formation de chef d’orchestre à Vienne avec le professeur Hans Swarowsky. Depuis peu de temps, il compose aussi activement. Certaines de ses œuvres ont été jouées et il a mis en scène des opéras avec succès.
Fischer est un des fondateurs de la Hungarian Mahler Society et le Directeur de la British Kodály Academy. Il a reçu personnellement de nombreuses récompenses et décorations et prix. En août 2011, il est nommé Directeur Musical du Konzerthaus de Berlin et Chef d’Orchestre Principal du Konzerthausorchester de Berlin.
Dernière venue : Saison 2012/2013, 14 décembre 2012 avec le Budapest Festival Orchestra – Dvorák et Bartók.
Budapest Festival Orchestra
Fondé en 1983 par Iván Fischer et Zoltán Kocsis, le Budapest Festival Orchestra s’est imposé comme l’un des dix plus grands orchestres au monde. Il est apprécié par le public et salué par la critique internationale pour ses interprétations intenses et pleines d’émotions. Depuis trente ans Iván Fischer, son directeur artistique, dirige le travail artistique du BFO.
Le Budapest Festival Orchestra a maintenu son esprit expérimental, modelant et remodelant son œuvre orchestrale au nom d’un renouvellement constant. Son Directeur Musical Iván Fischer, a mis en place un certain nombre d’initiatives nouvelles. Outre les concerts symphoniques et de musique de chambre, le BFO accueille aussi un ensemble baroque qui joue sur instruments d’époque et un ensemble contemporain. Des musiciens de l’Orchestre sont choisis lors de la “Sandor Végh competition” qui a lieu deux fois par an, pour interpréter les concertos en tant que soliste dans la série des concerts “Haydn-Mozart Plus” sous la baguette du nouveau Chef Principal Invité de l’Orchestre, Gábor Takács-Nagy. Les initiatives, la manière unique de répétitions et les nouveaux types de concerts ont tous fait l’objet de diverses études partout dans le monde.
Le BFO est partenaire du Palais des Arts de Budapest ; ensemble, ils lancent le Festival “Briding Europe – Europai Hidak” avec sa première édition en Septembre 2013. Ce projet, en mettant l’accent sur la culture tchèque, propose un seul compositeur « marathon » pour onze concerts et une production d’opéra réalisée et dirigée par Iván Fischer.
Les programmes du BFO destinés à la jeunesse représentent une part importante de ses activités. Chaque année, le BFO offre plus de cinquante manifestations musicales au jeune public, l’impliquant souvent en tant que participant actif dans ses productions. Les “Cocoa Concerts”, qui peuvent désormais être considérés comme traditionnels, sont conçus pour les jeunes enfants. Les “Choose your Instrument performances” sont destinées aux élèves du primaire, tandis qu’un concours de comédie musicale est organisé pour les élèves du secondaire. Les “Midnight concerts” attirent plutôt les adolescents et les étudiants.
En Hongrie, le BFO donne plus de quarante concerts à Budapest et se produit régulièrement dans d’autres villes hongroises. Le Budapest Festival Orchestra est une fondation indépendante créée en 1992. Ses activités sont soutenues par le Ministère Hongrois des Ressources Nationales et le Conseil Municipal de Budapest.
A l’étranger, le Budapest Festival Orchestra se produit régulièrement dans les grandes salles comme le Carnegie Hall, le Lincoln Center, Konzerthaus Wien, Concertgebouw d’Amsterdam, en tant qu’ambassadeur de la culture hongroise. Année après année, le Budapest Festival Orchestra et Iván Fischer sont invités par les festivals internationaux les plus renommés. Le BFO se produit régulièrement au Festivals de Lucerne, Edimbourg et San Sebastian, il joue aux BBC Proms et au Salzburger Festspiele. Le BFO est aussi un invité régulier au prestigieux festival Mostly Mozart de New York.
L’Orchestre comptabilise plus de 50 enregistrements dont certains ont remporté des prix internationaux prestigieux. Le premier enregistrement du Budapest Festival Orchestra a été réalisé lors du premier concert de Noël, en 1983.
Michel Grialou
Les Grands Interprètes
vendredi 06 décembre
Halle aux Grains – 20h00
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