Philippe II règne par la terreur sur ses sujets comme sur ses proches, renvoie des dames de cour et fait exécuter les idéalistes gênants. Au fond, les pratiques n’ont guère changé.
Le plafond en gril de Saint Laurent est bas, lourd d’un Christ gigantesque, chape de dogmes et de contraintes, rétrécissement de l’espace vital. Relevé dans les cintres, ce Christ laisse place à un bosquet d’arbres serrés les uns contre les autres, trop serrés, qui tient lieu de jardin. Même les arbres craignent l’Inquisition.
Don Carlo est un drame intimiste mais, comme dans Aïda quatre ans plus tard, le spectaculaire avec foules, martyrs et tyrans, y fait irruption : la scène de l’autodafé, sous des colonnes qui trompent l’œil et menacent de tomber, reste sobre cependant, excepté un tableau des supplices émergeant des dessous. Et comme le tragique comporte toujours sa part de comique, le magnifique chien de la suite royale tourne délibérément le dos au public, malgré les tentatives de Philippe II soi-même pour le faire pivoter. L’animal fait ce qu’il veut, lui.
Point d’accessoires ni superflus ni nécessaires, le roi n’a pas de meubles en son cabinet, et le coffret dérobé est posé par terre. La royale main et le royal regard désigneront les flambeaux qui achèvent de se consumer qui certainement sont accrochés là-bas, au premier balcon.
Cages, caissons du plafond, ombres portées sont autant de grilles qui enferment les personnages dans leur terrible solitude, les isolent de l’amour. Mais le plafond finira par tomber, cédant au surnaturel de l’apparition saint-sulpicienne de Charles Quint en majesté, dominant une volée de marches sur lesquelles Carlo s’écroulera, frappé par la divine lumière. On eût préféré qu’un mystérieux moine l’entraînât dans le cloître, le couvrant de son manteau.
Le tableau d’ouverture est prémonitoire ou bien déjà le résultat de cette foudre finale : Carlo gît à terre. Déjà mort. Le chœur des moines en coulisses, magnifique, rend la scène encore plus étrange.
Maurizio Benini dirige avec attention le plateau mais impose parfois quelques excès sonores à l’orchestre. Les comprimari sont remarquables, voix céleste, moine bourru, sextuor des députés flamands.
Dimitri Pittas fait de son Carlo un emporté, sans nuances, un mauvais garnement qui n’en fait qu’à sa tête. Emprunté dans son jeu et tonitruant dans des aigus désagréables, il a le regard plus exalté par le deuxième balcon que par la paix des Flandres.
Tamar Iveri est beaucoup plus à l’aise vocalement et scéniquement qu’en Donna Anna. Elle porte avec dignité et détachement le costume de reine et tempère par sa sobriété la fougue désordonnée de son amoureux perdu.
Magnifique Eboli de Ekaterina Gubanova, dont le chant est séduisant d’une extrémité à l’autre de l’ambitus, particulièrement étendu dans la Canzone del Velo. Bandeau sur l’œil droit comme la véritable princesa de Eboli, elle joue avec subtilité ce Iago en jupons et se défait littéralement de sa beauté dans le splendide O don fatale.
On est toujours admiratif devant l’artiste qui débarque de l’avion, endosse le costume, et évolue sur scène avec aisance comme s’il avait participé assidûment aux répétitions. Même si la projection est par moment un peu faible, Stefano Antonucci fait un très noble Posa au pied levé, et le moine, fantôme ou réalité, qui l’abat depuis la coulisse, n’y voit que du feu.
Appuyé sur deux cannes empruntées à Luc Bondy (1996), le monstre Inquisiteur de Kristinn Sigmundsson a de très beau graves, mais devient nasal et faux dans ses aigus et ouvre fort les voyelles, ce qui prive le très attendu duo des puissants de son effrayante intensité.
Mais par la stature, l’incarnation, la voix puissante, chaude et profonde, le roi est royal. L’aura du personnage, se confondant avec l’aura de l’artiste, est perceptible. Loin de son Don Pasquale un peu effacé, Roberto Scandiuzzi est autoritarisme intériorisé, mépris sobre, solitude résignée. Ella giammai m’amo est particulièrement émouvant, sans pathos, subtil. La solitude de l’homme de pouvoir empêtré dans ses erreurs. La solitude de l’homme.
Théâtre du Capitole, 30 juin 2013
Une chronique de Una Furtiva Lagrima
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