Schubert’s Winterreise
Une interprétation composée de Hans Zender
Ténor Markus Brutscher, accompagné par le Klangforum Wien, dirigé par le chef d’orchestre Emilio Pomarico
Le Voyage d’hiver de Schubert est le monument sacré du lied romantique allemand, et ce voyage au bout de la nuit glacée en 24 étapes, comme autant de chemins de croix, semble défier toute interprétation déviante, tout arrangement qui semblerait impie.
Mais Hans Zender, très grand chef d’orchestre et compositeur passionnant, a lui osé ajouter sa réalité sonore à cette œuvre qu’il aime profondément.
Il a donc opéré « une transformation créatrice » à ce cycle en le confiant à un ténor (voix pour laquelle Schubert, lui-même ténor a composé son œuvre) et un ensemble de chambre fourni, de 24 instrumentistes. Accordéon très présent, percussions abondantes, flûtes, hautbois, cor, clarinettes, bassons, trompette, cordes, guitare, harpe, machines à vent, machine à pluie, sont les couleurs nouvelles voulues par Hans Zender pour recréer un paysage sonore autour des mélodies de Schubert. Le Voyage d’hiver appartient bien à Schubert, ce que signifie le génitif mis dans le titre, et Zender, pieusement, magnifiquement dépose une nouvelle interprétation, fidèle et infidèle à la fois. Il y rajoute bien des choses, bien des altérations, et l’objet de « culte » qu’est ce cycle en ressort magnifié, encore plus prenant par ses surprises déposées sur le socle de la musique de Schubert. L’esprit de ses deux cahiers de poèmes de Wilhelm Müller n’est pas trahi, mais approfondi, redécouvert, amplifié dans sa noirceur.
Complètement nettoyé de nos habitudes d’écoute, on redécouvre le Voyage d’hiver encore plus désespéré que l’original.
Dans ce cycle où le narrateur est « entré dans l’hiver, la nuit, la mort de l’âme » se dévide le récit d’un fantôme en errance. Commencé comme une destinée individuelle dans le premier cahier (révélation de son statut d’étranger au monde, trahison de l’almée, glaciation progressive – des sentiments malgré les rêves de printemps…), le cycle finit par devenir une odyssée initiatique dans un climat de plus en plus oppressant, jusqu’au glas final de la destinée humaine. Ce n’est plus le suicide d’un jeune amoureux trompé, mais la prise dans les glaces d’un homme usé, fini, figé dans la solitude et la souffrance. Et cette douleur atteint à l’universel.
Pour rendre cela tangible, Zender a pris bien des libertés. Ainsi il transforme le piano en « polychromie orchestrale », ajoutant des colorations, des préludes, des interludes, des postludes, et il donne parfois à entendre des mélodies simultanément. Et l’errance du voyageur se traduit parfois par le vagabondage des sons dans la salle de concert, un nomadisme instrumental, car les interprètes doivent se déplacer dans la salle afin de traduire le cheminement du voyageur.
Chaque lied est ainsi traité dans une traduction fidèle à l’aura poétique de chaque morceau, avec des moyens actuels de la musique contemporaine.
« Ma propre lecture du Voyage d’hiver ne cherche pas une nouvelle
interprétation expressive, mais elle profite systématiquement des
libertés que chaque interprète s’attribue normalement de façon
intuitive : ralentissement ou accélération du tempo, transposition
dans d’autres tons, mise en valeur et nuancement des couleurs ».
Pour illustrer cette « revisitation » de Schubert le premier lied « Gute Nacht » et le dernier « Leierman » sont emblématiques.
Dans « Gute Nacht » un très long prélude où la tragédie se met en place, avec ses bruits de pas obstinés et sa marche presque mahlérienne vers l’ailleurs et la nuit, La mélodie apparaît peu à peu avec la voix qui va finir par hurler la trahison et la fuite dans un micro amplifié, et ses percussions cruelles, des sifflements. L’effet est saisissant.
Pour l’ultime lied qui célèbre les noces du voyageur avec la mort au bout du chemin, une musique désincarnée s’élève comme un glas, et puis par un effet de vielle à roue la mélodie avance en piétinant. Une douleur suspendue plane, et des accents sinistres ponctuent cette disparition, qu’une ritournelle accompagne vers le silence, dans un long postlude.
On pourrait aussi citer le célèbre « der Lindenbaum » plein de sourde nostalgie avec sa délicate orchestration, « Im Dorfe » étonnant d’angoisse, ou « Stürmische Morgen » apocalyptique. « Mut », avec ses fractures, ses sifflements, ses percussions et l’accordéon affolé, est plus inquiétant que l’original.
Ce qui pourrait être blasphème, devient re-création nous faisant entrevoir bien des profondeurs ignorées. Hans Zender fait de Schubert le précurseur de Mahler, de Berg, d’un certain expressionnisme allemand.
Hans Zender voulait retrouver « la violence existentielle de l’original ». Il y parvient en s’éloignant peu à peu de la musique originale de Schubert, et en fait il lui redonne toute sa magie noire et blanche. Certes tout ne fonctionne pas aussi pleinement et certains lieder ne sont que paraphrases sans valeur ajoutée ou contre-sens (« Tauschung » devenant une valse), mais le résultat global est saisissant.
Zender devient coauteur du Voyage d’hiver.
Pour cela il utilise les outils de la musique contemporaine : clusters, bruits, soufflements des instruments, bruitisme, mélodie de timbres entre instruments, amplification soudaine de la voix qui hurle, parlé-chanté…
Si on reconnaît les mélodies de Schubert, elles sont ici revisitées en couleurs très noires et désespérées. Dans un climat expressionniste Zender accentue le voyage au bout de la nuit. Schubert devient le frère de Mahler.
L’interprétation du concert, sans égaler celle de l’enregistrement fait par Hans Zender en 1994, est bouleversante et le ténor allemand Markus Brutscher, accompagné par le Klangforum Wien, orchestre de chambre viennois, dirigé par le chef d’orchestre Emilio Pomarico est un interprète habité, de très haut niveau. Certes il manque de puissance et de projection, mais son engagement et une sonorisation discrète l’aident beaucoup. Pas au point de lui faire être à l’aise dans les fortes et les aigus proférés, mais ses qualités de conteur, sa très belle diction, son implication profonde , en font un interprète fragile et émouvant. Il vit intensément son texte.
L’orchestre du Klangforum Wien, déjà présent dans l’enregistrement de Christoph Prégardien, est la caisse de résonance dramatique de l’œuvre et toute la richesse de l’orchestration est magnifiquement rendue par un chef discret et attentif.
Les effets spatiaux du fait de la configuration du Capitole avec l’occupation de la scène pour Don Giovanni, ne permettent que des mouvements dans la salle et juste derrière le rideau. Cela amoindrit la portée des sons venant du lointain, référence directe au Mahler du Chant Plaintif, de la Première et de la Seconde symphonie, avec ses Naturlaute (sons de nature).
À noter l’excellent programme distribué par le Capitole, avec les textes du cycle et ses traductions.
Le voyage au bout de la nuit glacée de Schubert revisité avec violence et ferveur par Hans Zender, nous étreint et nous parle de la modernité de Schubert, mais aussi de la destinée humaine mise en musique. La passion de Schubert selon Zender est un grand moment, sauvage, étrange, profond.
Gil Pressnitzer
Pour approfondir le Voyage d’hiver voir : Esprits Nomades
Le cycle Présences Vocales bénéficie du mécénat de la Fondation Orange
Théâtre du Capitole
Odyssud
Collectif éOle
Théâtre Garonne
Fondation Orange