Trois poètes libertaires du XXème siècle : Prévert, Vian, Desnos
Spectacle avec Jean-Louis Trintignant au Théâtre Sorano
Daniel Mille, accordéon, Grégoire Korniluk, violoncelle.
Avec sa voix si belle, qui traîne dans ses graves filets tout le soyeux et le tragique du monde, avec sa sagesse de ses 80 ans, avec son sourire désarmant et tendre, avec son amour fou de la poésie, Jean-Louis Trintignant nous dit, vit, joue, interprète des textes choisis de Prévert, Vian, Desnos.
Il nous dit qu’il prend un plaisir immense à les dire, car « ils nous disent des choses graves d’une façon légère ». Et nous ressentons à son écoute un moment presque sacré. Seul Laurent Terzieff arrivait ainsi à construire comme Jean-Louis Trintignant une intimité sacrée avec les poèmes. Et Jean-Louis Trintignant y ajoute des changements de climats, de la douleur et de l’espièglerie parfois.
Le choix de ces poètes, si cher à son cœur battant d’anarchiste, lui permet de déployer la liberté de son chant, car sa façon de dire est un chant profond, malicieux ou tragique. Ce spectacle qui tourne depuis un an dans les théâtres de France et qui a fait l’objet d’un superbe enregistrement en CD, est d’une telle émotion qu’il décourage toute critique. Le découpage, évitant toute monotonie par l’alternance des textes graves ou gais, la musique de Daniel Mille et de Grégoire Korniluk, s’insinue, modèle les espaces entre les poèmes, parfois, mais rarement les accompagnent.
Cette guirlande notes où passent parfois Bach et Nougaro et Galliano, tresse un écrin subtil, et il faut voir le sourire de Jean-Louis Trintignant quand il les regarde jouer, heureux comme un gosse aux mirettes dilatées.
«Je leur ai demandé d’être géniaux, sublimes et ils sont merveilleux! » dira-t-il d’eux. On peut lui retourner le compliment.
Ce silence en musique, qui se tait entre les mots, participe à ce rituel immémorial auquel nous invite Jean-Louis Trintignant. Ce rituel où l’homme aura pris la parole la première fois hors des contingences de vie, pour aller vers une transcendance rêvée. Voix qui vient comme un écho, un témoignage, un prolongement pour nous dire les amours, les mots comme armes contre l’enfermement et l’égoïsme.
Pour ce qu’il annonce comme son dernier spectacle, Jean-Louis Trintignant a voulu un épilogue ni gai, ni triste, humain, profondément humain.
Immense comédien Jean-Louis Trintignant ne fait pas une lecture poétique, non il vibre, il vit, il habite, sachant la brièveté de la vie. Son dernier regard vers nous, son dernier souvenir qu’il veut que l’on garde de lui, il les confie donc à ces trois poètes si dissemblables.
À part Desnos, encore trop méconnu, il a retenu Prévert l’anarchiste libertaire, mais pas dans ces textes les plus connus. Et Boris Vian le dandy existentialiste, qui n’avait pas sa trombinette dans sa poche, n’est pas très libertaire, mais souvent dandy existentialiste désespéré et caustique. Robert Desnos, notre Pierrot blanc de la poésie, tendre et moqueur, surréaliste souvent, résistant à jamais, lui Valentin Guillois son nom de résistance, notre veilleur du pont aux Changes, notre veilleur des barques arrimées de la nuit, notre éveilleur des amours mystérieux.
Merci à Jean-Louis Trintignant de n’avoir pas fait dans la facilité en nous faisant simplement « brouter » du Prévert, ou de s’appuyer sur Le Déserteur de Vian, qu’il restitue d’ailleurs dans sa version originale, mais avoir fait large place à l’ami Desnos. Même si Jean-Louis Trintignant fait d’un poème de 1930- corps et biens, son dernier poème, il rend un hommage merveilleux à Desnos seulement reconnu maintenant pour ses Chantefables et ses Chantefleurs. Ce poème dit entre autre ceci :
…J’ai tant rêvé de toi, tant marché, parlé,
Couché avec ton fantôme
Qu’il ne me reste plus peut-être,
Et pourtant, qu’à être fantôme…
Jean-Louis Trintignant a composé son spectacle en alternant les climats et en reliant les poètes en leur laissant se répondre l’un l’autre.
En trente poèmes très bien choisis, la mélodie de la poésie s’élève haut très haut, et dans une scène sans décor, les trois artistes, assis le plus souvent, et Jean-Louis Trintignant sur un fauteuil du passé, avec un seul pupitre avec inscrit l’ordre des poèmes, font monter du noir une si prégnante émotion que le public est figé de bonheur.
Parmi ses moments ineffables Prévert bien sûr avec Dans ma maison, Etranges, étrangers… et ses délicieux aphorismes dont un qu’aime tant Jean-Louis Trintignant : Essayons un peu d’être, heureux, ne serait-ce que pour donner l’exemple. Mais aussi Boris Vian avec les célèbres Je voudrais pas crever et Le déserteur, mais aussi ses tendres textes comme Pourquoi je vis et d’autres, fait partie des émotions et des sourires comme par exemple quand il nous dit : « Faites ci, faites ça et si vous n’y arrivez pas, vous pouvez toujours vous suicider. »
Et bien sûr l’ami Desnos avec ses poèmes de résistance La rue Saint-Martin, d’amitié Aujourd’hui je me suis promené de 1936, ou pour Youki sa femme J’ai tant rêvé de toi.
Jean-Louis Trintignant met en regard la réponse magnifique de Prévert à Desnos, Aujourd’hui je me suis promené écrit vingt ans plus tard, quand Desnos n’était plus.
Ce spectacle restera comme une expérience inoubliable et Jean-Louis Trintignant et ses complices ne purent quitter la scène devant la houle de bonheur que leur restituait le public. Toujours avec ce sourire ineffable il murmurera «Nous en connaissons encore un autre», et fera vibrer comme jamais Barbara de Prévert, et puis dans un dernier élan pour partir sur une sorte de chatterie coquine.
Plus tard les heureux spectateurs pourront se dire : « Nous y étions ».
Jean-Louis Trintignant y était aussi corps et âme.
Gil Pressnitzer
Robert Desnos sur Esprits Nomades