Prince Jésus, ayez pitié de l’enfant
Dont la face est parcheminée
De froid :
Faites Noël en réchauffant
Ceux qui n’ont pas de cheminée
Autant que les rois.
Germain Nouveau (1851-1920)
Chaque année, à la veille de Noël, l’Amicale des Arméniens* et la Maison des Droits de l’Enfant** de Toulouse nous donnent rendez-vous pour un concert d’exception à la Halle aux Grains, au bénéfice de l’Enfance en détresse d’Arménie et de France, depuis 1997, afin de recueillir les fonds nécessaires répartis pour la réhabilitation d’un orphelinat, d’un centre de réinsertion d’enfants « des rues », l’équipement d’écoles en mobilier produits sur place etc.
L’Amicale des Arméniens de Toulouse & Midi-Pyrénées a pour but d’entretenir chez les personnes d’origine arménienne leurs racines culturelles. Ses objectifs se sont enrichis d’activités caritatives à partir de 1988, année du terrible séisme qui a frappé l’Arménie puis de l’accession de ce pays à l’indépendance face aux immenses besoins qui en découlent. En privilégiant l’aide à l’Enfance en détresse de Midi-Pyrénées et d’Arménie les Français d’origine arménienne avec le concours de nombreux sympathisants souhaitent participer à une noble cause et témoigner de leur reconnaissance envers leurs deux patries.
Leur président, Gérard Karagozian, géant débonnaire au doux sourire des yeux, est à l’image de cette action caritative et culturelle : passionné et passionnant. Avec une force tranquille, il déplace les montagnes et chaque année revient nous offrir un concert exceptionnel, au programme concocté avec Jean-Marc Phillips-Varjabedian. Ce soir, le premier rappelle sobrement les buts de la soirée et le bilan des années précédentes (280.000€ redistribués en 15 ans !) et remercie les musiciens, les bénévoles et les sponsors. Le second souligne fort justement que la musique a aidé les émigrants à surmonter la nostalgie de leur situation ; car (les Arméniens me pardonneront de citer un turc, citoyen du monde qui connaissait bien le sujet, le grand poète Nazim Hikmet) : « l’exil est un dur métier ».
Après l’accueil par les deux organisateurs, venus de la salle derrière nous, le Chœur Tolosa Otxotea, composé de huit chanteurs du Théâtre du Capitole sous la direction de Charles Ferré, nous offre une introduction a capella de trois chants du répertoire traditionnel basque. Le moins que l’on puisse dire est qu’ils ont du coffre ! L’ensemble fait étonnament penser plus au répertoire russe, à la manière des Chœurs de l’Armée rouge, mais après tout cela ne dépareille pas ce soir, l’Arménie étant à mi-chemin entre l’Occident et l’Orient.
Leur modestie dut-elle en souffrir, il faut rappeler que le trio Wanderer***, Jean-Marc Phillips-Varjabedian, violon, Raphaël Pidoux, violoncelle, Vincent Coq, piano, est ce qui se fait de mieux dans ce registre de la musique de chambre. Et cela depuis 25 ans déjà ! Les Wanderer, sont bien nommés : ce n’est pas sans raison qu’ils se sont ainsi baptisés, mais en hommage à Schubert et par affinité avec le romantisme allemand dont le thème du « voyageur errant » est le leitmotiv. Vagabonds curieux, ces musiciens français le sont aussi par leur esprit d’exploration musicale qui les conduit à sillonner les siècles de Haydn à nos jours. Célébrés dans la presse internationale pour un jeu d’une extraordinaire sensibilité, une complicité presque télépathique et une parfaite maîtrise instrumentale, aujourd’hui internationalement reconnus, ils ont reçu en février 2009 pour la troisième fois (après 1997 et 2000) la Victoire de la Musique du meilleur ensemble de l’année.
Le trio pour clarinette, violon et piano d’Aram khatchaturian (1903-1978), ce soir avec Philippe Berrod à la clarinette, est une œuvre de jeunesse (il n’avait pas trente ans) fort bienvenue dans ce programme, tant ce compositeur arménien, suspendu quinze ans plus tard, pour « distorsions formalistes à tendances antidémocratiques » qui survécut grâce à des musiques de films et à une carrière de chef d’orchestre, aurait pu nous enchanter encore par ses vivifiantes synthèses de musique savante et de verve orientale, bien différentes ici des œuvres similaires de Brahms et Bartok.
Terminé et joué dès 1932, ce Trio surprend autant par les charmes de sa thématique que par l’originalité de sa conception. D’entrée de jeu, un contrepoint chatoyant entre violoncelle et clarinette nous projette en pleine rêverie orientale… Ce lyrisme volontiers torrentiel s’infléchira vers un mouvement vif dont la mosaïque thématique plonge dans un orientalisme tour à tour jovial et capiteux. Un rien de solennité boucle ce discours éruptif dans une débauche de trouvailles instrumentales.
C’est une clarinette esseulée et une atmosphère de nocturne qui, dans le dernier mouvement, va suggérer des échos plus ou moins lointains de généreuses festivités populaires dont nous aurons l’évocation dans la seconde partie. Ici encore grand éventail d’effets sonores, en prélude à un épisode dont le fugato narquois semble acheminer le discours vers une conclusion à la fois monumentale et rieuse… Cette accélération n’en sera pas moins interrompue par un épisode joliment mélancolique.
Jean-Marc Phillips-Varjabedian a le talent, la classe et la simplicité des grands violonistes français tels Patrice Fontanarosa. Mais il est impérial dans le quatuor pour piano, violon, alto et violoncelle en sol mineur opus 25, de Johannes Brahms (1833-1897), avec David Gaillard au violon alto, une œuvre monumentale, redoutable pour les musiciens, qu’il emmène à rythme souvent allegro con fuoco.
Créé à Hambourg à l’âge de 28 ans (!), le 16 novembre 1861, avec Clara Schumann au piano, et publié pour la première fois en 1863, ce comprend 4 mouvements : allegro, intermezzo (allegro ma non troppo), andante con molto, rondo alla zingarese (presto) ; et dure environ 40 minutes. Seuls de musiciens comme les Wanderer ou les frères Capucon avec Gérard Causse ou Isaac Stern avec Yo-Yo Ma s’y risquent. Une longue ovation amplement méritée les saluent. Seuls regrets, la climatisation parasite et les applaudissements entre les mouvements ; mais on reste sidéré un long moment après pendant que les techniciens préparent la scène pour la 2° partie. Signalons la sonorisation et la mise en lumières assurés de main de maître par la maison JLC Acoustique, la référence en la matière depuis 40 ans en Midi-Pyrénées.
Le Sirba Octet autour d’Isabelle Georges est une bien agréable découverte****. Fondé en 2003 par le violoniste Richard Schmoucler et formé par sept autres musiciens classiques issus des formations les plus prestigieuses, il propose une lecture originale du répertoire yiddish et crée des programmes musicaux inédits qui allient la musique de chambre, la musique symphonique et la musique traditionnelle. En 2007, il s’associe aux multiples talents de la chanteuse Isabelle Georges et produit Du Shtetl à New York, un programme aux influences de la comédie musicale américaine et de musique yiddish, qui nous est offert ce soir.
Isabelle Georges est ce que les Anglo-Saxons appellent une « triplethreat » : après avoir enchaîné une série prestigieuse de premiers rôles sous la direction de Jérôme Savary, Alain Sachs…., elle chante, danse et joue la comédie. Cette dame a tout pour elle : non seulement elle est belle, mais elle chante bien, danse encore mieux, et comme si cela ne suffisait pas, elle maitrise l’art des claquettes ! De quoi rendre jalouse toute la gent féminine présente. Mais au contraire, elle les séduit aussi. Sa voix de velours roux convient parfaitement au répertoire de la comédie musicale américaine et new-yorkaise en particulier, qui a rendu le quartier de Broadway célèbre dans le monde entier : My funny valentine (Chet Baker), Stormy weather (Harold Arlen and Ted Koehler), Raphsody in Blue (Gershwin né Jacob Gershowitz) etc.
Ce soir, je ressens tout ce que cette Mecque du divertissement doit à la culture yiddish et à sa musique en particulier. Dans les interprétations endiablées du Sirba Octet, toute cette tradition est bien gaie, mais comme celle des peuples qui ont beaucoup souffert ; et les textes ne laissent aucun doute sur leur origine. « Toi, le petit violoneux, tu sais bien qu’à la fin, tout n’est que sang » ; même la superbe berceuse se termine ainsi « Le roi est mort, la reine est devenue folle, l’oiseau est tombé du nid, mais dors quand même mon petit enfant ». Et le répertoire kletzmer remonte à celui des villages juifs ashkénazes d’Europe centrale et de l’Est effacés de la surface de la terre par la folie nazie (tout comme ceux des arméniens l’ont été par celle des Ottomans…).
Les interprètes sont tous excellents, en particulier le clarinettiste Philippe Berrod, dont la sonorité rappelle celle des instruments traditionnels, comme le doudouk.
Sur le rappel, Jean-Marc Phillips-Varjabedian et Raphaël Pidoux viennent les accompagner en guest-stars et Isabelle Georges chante « cela ira mieux demain » ! Pas mal pour une fin du monde annoncée !
Je me demande maintenant ce que peuvent nous préparer pour l’an prochain Gérard Karagozian, le violoniste et ses amis musiciens.
En tout cas, une fois de plus ils ont gagné leur pari : faire d’une soirée caritative une fête de musique et de convivialité. Et envoyer un message de bonheur et d’espoir aux enfants du monde.
Grazie molto, merci beaucoup, Mesdames et Messieurs du Trio Wander et du Sirba Octet pour ce Noël instrumental et vocal.
« A gute nitl », un joyeux Noël à vous.
E.Fabre-Maigné
20-XII-2012
Merci à Gil Pressnitzer (www.espritsnomades.com) pour ses précisions éclairées.
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* Amicale des Arméniens de Toulouse 70 chemin du Sang du Serp 31200 Toulouse
tél : 05 61 573 240 site internet : www.guiank.org
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** Maison des Droits de l’Enfant et des Jeunes 6 rue des Couteliers 31000 Toulouse
tél : 05 61 532 263 courriel : mdde@laposte.net – site internet : droits-et-enfants.com
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*** Trio Wanderer (qui a enregistré en 1999 un beau disque pour la cause de ce soir avec le Trio avec piano de Maurice Ravel et le Trio e sol mineur opus 3 d’Ernest Chausson sur le label Chant du Monde) www.triowanderer.com
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**** www.sirbaoctet.com
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