Ce n’est certainement pas un hasard si la NASA « écoute » et enregistre dans l’espace, depuis le mois d’août, les ondes électromagnétiques qui se propagent depuis la Terre dans le vide alentour: le chant de notre planète, le Chant de la Terre* ; c’est ce qu’on appelle « l’effet chorus ». Exactement au moment où Philippe Léogé et Jean-Marc Padovani, qui maitrisent au plus haut point l’art des duos et des chorus, nous offrent un magnifique enregistrement du même nom, autour des musiques de Déodat de Séverac (1872-1921) et de Federico Mompou (1893-1987), créé à Saint-Félix de Lauragais dans la Haute-Garonne où naquit le premier, compositeur de l’œuvre qui donne le titre de cet opus.
Issu d’une famille de vieille noblesse, Déodat de Séverac fit ses études à Toulouse puis à la Schola Cantorum de Paris, où il fut l’élève de Vincent d’Indy et d’Albéric Magnard avant de devenir l’assistant d’Isaac Albéniz. Mais, très attaché à ses origines, il rejoignit vite le Languedoc où sa famille était enracinée. Il écrivit des poèmes symphoniques sur les saisons, mit en mélodies des poésies de Baudelaire ou de Verlaine ainsi que des vers provençaux, composa de la musique chorale avec des arrangements de textes en catalan, et écrivit deux Opéras avec l’introduction de la cobla catalana, groupe d’instruments jouant les primes et les tenores (instruments en bois apparentés au flageolet). La suite « Cerdaña », son chef-d’œuvre, illustre son amour pour le terroir méridional : il fut le chantre d’une musique régionale, soutint même une thèse sur « La Centralisation et les petites chapelles » et mourut à Céret (Pyrénées orientales).
Sa musique pour piano, au style très personnel, est souvent imagée et colorée, comme les morceaux « En Languedoc » et Baigneuses au soleil » ou le « Chant de la Terre », écrit en 1903, qui décrit une idylle rustique. Et ce n’est pas à la légère que Claude Debussy dira que « sa musique sent bon ».
On pourrait en dire autant du fruit du travail des deux jazzmen toulousains.
Ce jazz puise ses thèmes aux sources de la musique « classique », comme Léogé l’avait déjà fait avec les Sacqueboutiers sur le thème de la Pavane et de l’improvisation. Il a arrangé un cycle d’une douzaine de compositions inspirées des cinq épisodes du poème de Déodat de Séverac, « Le chant de la terre », (avec à la place de l’intermezzo, « Les muletiers devant le Christ de Livia ») et six extraits de l’œuvre majeure de Mompou « La Musica callada », « la musique silencieuse », recueil de pièces composées d’après le cantique spirituel de Saint Jean de la Croix. Il a ajouté en conclusion « Pippermint Get », valse brillante dédiée à Auguste Get, le père de la célèbre liqueur à la menthe alors fabriquée à Revel ; même si la boisson n’est pas du goût de tout le monde, la musique proposée par les deux compères fait l’unanimité.
Il nous avaient déjà mis l’eau à la bouche à la Cave Poésie avec quelques extraits et ce soir on déguste avec bonheur le festin complet dans la belle salle de la Maison des Jeunes et de la Culture (les jeunes gens ne savent pas tout ce que ces mots renferment d’images et de sons pour ceux qui comme moi ont vécu les années 1960*) Roguet Saint-Cyprien : l’acoustique est excellente et c’est ce qu’il fallait pour les deux vedettes : le magnifique Steinways and sons rutilant et les saxophones ténor et soprano lovés comme des divas dans le ventre du piano à queue.
Philippe Léogé a donné la part belle sur ce répertoire aux souffles luxuriants de Jean-Marc Padovani en s’insinuant en douceur dans les rythmiques et des mélodies des compositeurs de la Belle époque ; sans pour autant s’oublier : on ne se lasse pas de la pureté cristalline de son jeu.
On visualise naturellement les temps de la vie bucolique chère à Déodat de Séverac ou la grande spiritualité de Federico Mompou, recevant tout naturellement la visite de Thelonious Monk ou de John Coltrane.
Au final d’une heure de bonheur, je reste sidéré de l’étonnante modernité de cette musique ; mais c’est aussi tout le talent de ces musiciens de nous la faire redécouvrir.
Ce concert est un privilège que vous pouvez encore courir vous octroyer ce soir et demain à la MJC, mais aussi retrouver sur le disque tout chaud. Un beau disque bleu ciel sur fond de ramure arborée à l’extérieur et vert pomme à l’intérieur. Voilà un superbe cadeau à faire à ceux que vous aimez à l’orée de l’hiver : de quoi leur tenir chaud dans les frimas à venir, comme s’ils étaient dans un club de jazz new-yorkais ou dans la maison de Déodat de Séverac quand les voitures n’avaient pas encore raccourci le temps.
Sur la belle envolée des moissons, joyeuse comme un essaim de glaneuses, je n’ai pu m’empêcher de penser à l’Hymne à la Terre de Guillaume de Salluste, seigneur du Bartas (1544-1590) :
Je te salue, ô terre, ô terre porte-grains,
Porte-or, porte-santé, porte-habits porte-humains,
Porte-fruits, porte-tours, ronde, belle, immobile,
Patiente, diverse, odorante, fertile,
Vestue d’un manteau tout damassé de fleurs,
Passementé de flots, bigarré de couleurs…
Et j’emporte ces images dans la nuit, suivi par une voie lactée de notes de musique.
E.Fabre-Maigné 22-XI-2012
Concert-lancement du CD Les 23 et 24 novembre à 20h30 Le 24 novembre à 16h
MJC ROGUET SAINT-CYPRIEN 9, rue de Gascogne 31300 Toulouse
Tél. 05.61.77.26.00
http://www.philippe-leoge.com/
http://www.jeanmarcpadovani.fr/
contact concerts soleart@wanadoo.fr
* On connaissait déjà de ce nom l’avant-dernière œuvre achevée de Gustav Mahler, cette « symphonie avec voix » qui marquait, pour son compositeur, un retour à la vie après une série de drames et dont les thèmes sont d’une poignante humanité.
** Les Maisons des jeunes et de la culture, appellation généralement abrégée en MJC, (à ne pas confondre avec les Maisons de la culture créées par André Malraux plutôt dédiées à la décentralisation culturelle), sont des structures associatives, principalement en France, mais il en existe aussi en Belgique et au Québec. La FFMJC, Fédération Française des Maisons des Jeunes et de la Culture, a été créée en 1948 à l’initiative d’André Philip à la suite de la « République des jeunes », mouvement issu de la Résistance et inspiré des idées de Léo Lagrange durant le Front populaire. Leur but était et reste de faire de l’animation socio-culturelle pour les jeunes des quartiers populaires. A la fin des années 1960, les concerts de groupe de rock ou de musique progressive, comme King Crimson ou Magma, n’ont pu avoir lieu que dans les MJC.