Gérard Caussé, alto
Laurent Terzieff, récitant
Six suites de danses, transposées à partir des 6 Suites pour violoncelle de Bach
Dans le grand tout les comptes sont fermés.
Ainsi qui tombe ne diminue pas le chiffre sacré…
Nous profondeurs, et ciel nous sommes ! (Rilke)
Je n’aurais osé chroniquer ce double cd paru en novembre 2011, qu’à peine maintenant, tant la surcharge émotionnelle était trop forte. Dans ce CD des suites pour violoncelle seul de Bach, transposées pour l’alto de Gérard Caussé, se glisse entre les suites de danses la voix d’ailleurs, bouleversante, de Laurent Terzieff. Il avait choisi, de façon prémonitoire sans doute, d’enregistrer pour sa dernière lecture quelques textes de Rainer Maria Rilke, juste quelques semaines avant sa mort, le soir du vendredi 2 juillet 2010.
Laurent Terzieff était mon ami, et il me fit l’honneur de venir donner chair et larmes à notre commun poète tant aimé et tant négligé, – nous n’étions que trois dans l’association qui défendait sa mémoire. Son éditeur le grand Silvaire, Laurent et moi -. Il s’agissait du poète O.V Milosz.
Il vint donc donner deux fois à entendre ses poèmes le 11 et le 12 juin 1992 à la Salle Nougaro, puis il revint bien plus tard pour chanter les voix intérieures de Rilke, puis encore sur l’invitation d’Odyssud dire Brecht, Heine, Hölderlin et d’autres.
Les hasards de la vie m’avaient depuis rapproché de Gérard Caussé qui avait pris la direction de l’Orchestre de Chambre de Toulouse. La même passion pour la poésie, la même amitié pour Laurent Terzieff, les mêmes goûts pour certaines musiques comme Britten, Hersant, Part, et d’autres, avaient fait le reste. Nous croyions à cette époque faire bouger légèrement l’axe du monde. Il revint très vite à sa bête rectitude.
Mais grâce à Gérard Caussé, nous aurons au moins réussi une chose essentielle : une soirée, le 18 avril 2003, à la Halle Aux Grains durant laquelle, Laurent Terzieff dira des poèmes de Rainer Maria Rilke, Oscar Venceslas Milosz et Bertolt Brecht, accompagné par la musique d’Arvo Pärt et Pergolèse, jouée par l’orchestre de chambre de Toulouse, et dirigé par Gérard Caussé. Ce fut une soirée aux bords des larmes. Ce CD doit s’en souvenir et lui devoir un peu de sa conception.
Alors ce CD des 6 suites de danses laisse quelque tristesse, mais aussi une vie consolée, même au bord des adieux.
Mais Qui donc nous a donc ainsi retournés de la sorte, pour que nous ne soyons, quoi que nous fassions, dans chacune de nos attitudes que séparation ?
Comme celui qui sur la dernière colline, lui dévoilant sa vallée tout entière encore une ultime fois, se retourne, s’arrête, s’attarde, ainsi nous vivons et toujours nous faisons nos adieux. (8e élégie de Rilke)
Ce Cd est donc pour moi aussi un adieu et quand la voix bouleversante de l’alto de Gérard Caussé vient mêler sa voix à celle de Rilke dit par Laurent Terzieff, c’est bien plus que l’ineffable musique de Bach qui s’élève, c’est une grande partie de moi qui se souvient.
« Pour écrire un seul vers, il faut avoir vu beaucoup de villes, d’hommes de choses…(Rilke).
Pour jouer ainsi de l’alto comme Gérard Caussé, cela doit en être ainsi également, car il a toujours eu pour bible Bach. Sa transposition pour alto des 6 Suites de Bach est presque un rêve d’enfant réalisé au tournant de sa vie. Gérard dit dans la pochette d‘accompagnement ceci : « Dans la fraîcheur de nos matins toulousains, enfant, je roulais vers la Musique, mon alto en bandoulière, accroché au dos de mon père, sur notre mobylette familiale. C’était là notre messe dominicale, rituel de splendeur, celui de mon imaginaire d’enfant accueilli immuablement par Jean-Sébastien Bach. ».
Il ne pouvait l’imaginer le réaliser sans l’écho de son cher Laurent Terzieff. Car en mettant en résonance la ferveur et cette densité bouleversante, Gérard Caussé dresse en fait une stèle à l’amitié certes, mais aussi un refus à l’effacement par la mort. Il a conçu ce parcours dans les suites jouées suivant leur accord intime avec l’émotion amplifiée du texte retenu par Terzieff, comme un long parcours intérieur, un cheminement intime.
Son compagnon de route ne pouvait n’être que Laurent Terzieff qui aura lui-même choisi les sept extraits de poèmes ou de prose (Les Carnets) à insérer entre chaque suite, leur donnant encore plus de plongée dans la profondeur des choses et du silence. Seigneur donne à chacun sa propre mort, énonce celui placé après la deuxième suite. Il donne son sens à tout le recueil.
Certes le timbre de l’alto donne une tout autre lumière à ces suites si souvent entendues graves et romantiques, voire surchargées. Mais c’est une autre lumière qui nous parvient, plus fragile, plus intemporelle. C’est fondamentalement une autre lecture. Elles sont dites autrement, plus éthérées dans l’espace, articulées avec des pas d’elfe, des coups d’archet de tendresse. Elles chantent plus qu’elles ne dansent. Et pourtant elles paraissent alors plus denses. Certes d’autres l’ont aussi essayé à l’alto, mais ils leur manquaient cet engagement de toute une vie. Et ici cela sonne juste, évident, émouvant. Tout respire l’air de mondes intérieurs longtemps portés en soi.
Cet enregistrement est une expérience spirituelle, et Terzieff le pressentait, lui qui a voulu enregistrer très vite, dans l’urgence, chez lui, les morceaux qu’il portait déjà pendant toute sa vie au bout de ses lèvres.
Qui à cet instant se lève ici ou là dans le monde,
Sans raison se lève dans le monde
vient vers moi.
Qui à cet instant meurt ici ou là dans le monde,
sans raison meurt dans le monde
me regarde.( Heure Grave, Rilke)
Et le CD commence par la voix de Terzieff parlant de tout ce qu’il faut savoir des enfances et des morts pour que puisse enfin s’élever le premier vers. Nos deux toulousains, car on semble l’ignorer, mais Terzieff était également né à Toulouse, nous lèguent l’incandescence de leurs voix mêlées à jamais.
« Et c’est vous et c’est moi. Vous et moi de nouveau, ma vie ».
Ce disque n’est pas une simple mise en écho de deux voix, mais un long, très long cheminement de toute une vie unissant deux amis. Un souffle intense passe et une respiration « presque existentielle », une densité profonde des mots et des sons, permettent une écoute plus intense qu’habituellement, de ces suites que l’on redécouvre ainsi, légères et déjà dans le ciel. Elles ne sont plus pesantes, elles s’envolent, ressourcées par Rilke. Elles donnent toute leur part d’ombre et de lumière, leur face de visible et d’invisible, leur poésie enfin. Ce disque est un moment de méditation.
Musique : haleine des statues. Peut-être :
Silence des images. Tu es parole là où les paroles
finissent. Toi temps
planté à la verticale de la direction des cœurs passants. (A la musique, Rilke)
Gil Pressnitzer
Sur Laurent Terzieff lire l’hommage sur Esprits Nomades
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Photo de Laurent Terzieff : Patrick Riou