Un Falstaff, « pancione » de bonne facture, d’une intégrité artistique qui va au bout des intentions
Qui, en son temps, aurait-il pu prévoir que Giuseppe Verdi, l’empereur du melodramma le plus sanglant, allait dire adieu à l’opéra avec le plus tonifiant des éclats de rire. Après avoir souvent dénoncé, entre autres, le moralisme étouffant de l’église, l’hypocrisie du corps social, les difficultés de communication entre les générations, les abus de pouvoirs et les intrigues mesquines, il fait alors sienne, en relisant Shakespeare, son auteur de chevet, la philosophie de Sir John Falstaff, le vieux pancione, ou fatty, ou pansu, qui voit un monde où tout n’est que “burla“. Et, s’attaquant à un nouvel opéra, contre toute attente, le natif de Bussetto va renoncer à mettre en scène des individualités comme dans son dernier chef-d’œuvre Otello, pour brosser le tableau d’une société.
Créé à la Scala, le 9 février 1893, l’ouvrage exige, certes de grandes personnalités mais, sa “folle journée“ inspirée donc de Shakespeare se rapproche fort de celle de Mozart, et de ce fait, la réussite de l’ensemble ne peut être assurée que par la cohésion de toute une équipe, le chef, le metteur en scène et tous les protagonistes, qui, de par leur voix et leur jeu, doivent être nécessairement de vrais comédiens-chanteurs.
Une belle mécanique à la précision absolue, il en va ainsi de la mise en scène de Nicolas Joël – réalisée par Stéphane Roche – qui se refuse à faire ressortir les individualités, insistant davantage sur le travail des ensembles formés par les joyeuses commères ou bien encore par les masques bouffes de Bartoldo, Pistola et Cajus, les trois, Emanuele Giannino, Giogenes Randès, Gregory Bonfatti, parfaitement à l’aise dans leur rôle, scéniquement et vocalement. Les décors de Carlos Tommasi, s’ils ne relèvent pas d’une esthétique renversante, au moins laissent-t-ils place nette à l’expression de toutes les péripéties de cette folle journée.
La partition est une des plus riches écrites par le compositeur. La musique qui court comme une source bondissante qui n’aurait le temps ni de s’arrêter, ni de se retourner, a donc son importance tout au long de l’ouvrage. On saura gré à Daniele Callegari d’avoir su éviter de s’enivrer de fortissimo pouvant couvrir les chanteurs.
Alessandro Corbelli a voulu enfiler les chausses de ce vieux libertin ridicule qui ne retrouve seulement sa propre dignité qu’au cours du finale du troisième acte. S’appuyant sur une voix grave bien solide, aussi bien nourrie que lui, parfaitement projetée, il sait jouer la carte de la drôlerie et du ridicule mais sans négliger celle du pathétique quand Verdi l’écrit. De plus, sa prononciation lui permet de redonner au mot toute sa priorité. Tout est joué et chanté avec l’élégance d’un grand seigneur débauché. L’interprétation emporte l’adhésion.
Même tessiture de baryton que son “concurrent“, Ludovic Tézier est un Ford de luxe qui vit avec beaucoup d’efficacité son drame de la jalousie et qui a parfaitement raison de craindre d’éventuels rivaux, si doués ! Dans Alice Ford, la voix et le jeu de la soprano Soile Isokoski ne peuvent guère susciter de réserves, pas plus que Enkelejda Shkosa, mezzo, dans Mrs Meg. On aurait pu souhaiter une Mrs Quickly plus, roublarde, canaille, « diable au corps » ? mais cela viendra avec l’âge ! La voix de contralto étant pile celle du rôle, on retrouvera sûrement Janina Baechle à nouveau dans Falstaff. Reste le couple exquis de fraîcheur formé par la Nanette d’Adriana Kucerova et le si joli timbre de tenore di grazzia de Joël Prieto, un Fenton au physique charmant.
Michel Grialou
crédit photo : Patrice Nin