Jardins d’incendie d’Al Berto
Régis Goudot, adaptation et mise en scène de Sébastien Bournac
Théâtre Sorano
Pour restituer les brûlures et les blessures contenues dans les mots incandescents d’Al Berto, il fallait un acteur et un metteur en scène eux-mêmes brasiers d’étincelles. Ce fut le cas.
Al Berto, poète portugais ( 1948-1997), passé comme une comète incandescente dans le ciel des mots, n’aura été reconnu en France que par un petit éditeur bordelais, l’Escampette, et par un traducteur inspiré Michel Chandeigne.
Écrire comme on brûle était sa vision de la vie.
mon dieu !
j’ai dû choisir la meilleure manière de brûler
jusqu’à ce que de moi il ne reste plus qu’un os
et une demi-douzaine de syllabes sales
calcinées ; ( A. B., « Lettre de l’arbre triste » Trois Lettres de la mémoire des Indes traduction de G.Y.)
Et cet enfant blond assassiné qu’il portera toujours en lui, il aura voulu l’exorciser par les drogues, ses errances, sa sexualité voulue vraiment comme un dérèglement de tous les sens, mais jamais il ne pourra vaincre sa douleur de vivre. Mélange incestueux de Jean Genet et d’Arthur Rimbaud, il aura laissé sa trace de feu dans les lettres portugaises.
« Désespéré, il sortait le soir et laissait les choses se faire, incapable de reculer devant ce qui se présentait à lui. Il était disponible pour tous, et pour tout. »(A. B., [Calendrier lunaire], extrait du chap.1, traduction de G.Y.).
Il aura laissait des mots entre cendres et sidération, entre effroi et joie aussi.
Pour que rien ne « s’efface de sa tremblante écriture » il fallait quelqu’un capable de porter sur lui les rêves et les cauchemars et de repousser un peu « le blanc infini de la mort ».
Régis Goudot est de cette race-là, et l’adaptation judicieuse de Sebastien Bournac rend vivant ce poète, à peu près inconnu en France. Jardin d’incendie, de 1997, est écrit l’année de sa mort . Elle est son œuvre la plus forte, car elle était une forme d’adieu et de sursis devant cette mort à ses trousses. Il aura eu le temps de la lire en public avant de mourir d’un cancer des lymphes.
Ce long poème homosexuel, de désir, de séparation, de joie charnelle, de fuite surtout, est aussi traversé par la figure de Rimbaud et de sa mort.
En voici un exemple pour juger de sa force poétique et dans une traduction inédite :
« en d’autres temps
quand nous croyions à l’existence de la lune
il nous fut possible d’écrire des poèmes et
nous nous empoisonnâmes bouche à bouche avec le verre pilé
par les salives interdites – en d’autres temps
les jours couraient au fil de l’eau et lavaient
les lichens des masques immondes
aujourd’hui
aucun mot ne peut être écrit
aucune syllabe ne tient sur l’aridité des pierres
ni ne s’amplifie dans le corps étendu
dans la chambre au vert-de-gris et à l’alcool – on passe la nuit
où l’on peut – dans un vocabulaire réduit et
obsessionnel – jusqu’à ce que l’éclair foudroie la langue
et qu’on ne puisse plus rien entendre
malgré tout
nous continuons à répéter les gestes et à boire
la sérénité de la sève – accompagnant la fièvre qui monte
au long des cèdres – jusqu’à ce que nous touchions le mystique
arbuste stellaire
et que
le mystère de la lumière nous fustige les yeux
en une euphorie torrentielle » ( A. B., Jardin d’incendie, traduction de G.Y.)
Sébastien Bournac a appelé son spectacle « Concert poétique imaginé à partir de l’œuvre d’Al Berto. Pour cela il a utilisé des poèmes pris dans trois recueils d’Al Berto : Salsugem, Trois lettres de la mémoire des Indes et bien sûr Jardins d’incendie.
Encore fallait-il donner un corps et une voix à ces textes baignés « de blessures incurables, d’amour porté vers la malédiction, comme le montre un court extrait de Jardins d’incendie
tandis que mes doigts se fatiguent peu à peu
en écrivant lentement un journal – ensuite
je ferme la carte et je m’en vais
dans la cruauté de cette décennie sans passion, A. B., Jardin d’incendie, traduction de G.Y.
Pour faire vivre sur scène ce « grand incendie » Sebastien Bournac dans une mise en scène minimaliste, mais éloquente a donc eu le génie de choisir Régis Goudot, habité, halluciné, par ces textes qui sont une part de lui. Au bord de l’émotion la plus déchirante, il nous subjugue par des marées de douleurs qui passent par son visage changeant, sa voix qui module, se fait parfois voix de tête. Sa présence scénique est si forte que Tom A. Reboul à la guitare électrique semble un simple faire-valoir, assurant juste une scansion musicale des mots. Ces mots d’Al Berto, Régis Goudot les dit d’abord enlacé sensuellement, sexuellement au micro, puis parcourant la scène cassé, brisé, mais éclatant de fièvre, pour enfin dans la partie la plus poignante qui nous laisse pétrifié, sans le porte-voix apparent d’un micro de scène, s’en va vers le silence. « Je disparais » est le dernier vers de la pièce.
Passé ainsi de l’exhibitionnisme, de la douleur proférée, hurlée, chantée, à un tel accablement de la voix n’est donné qu’aux très grands comédiens, et Régis Goudot (déjà identifié dans un Rimbaud du grand Didier Carrette) est prodigieux, inquiétant.
Le Dire poétique c’est cela, comme le comprenait Laurent Terzieff, mais avec une douleur tenue en laisse. Lui, Régis Goudot donne à entendre l’effondrement d’un être sans fausse pudeur, du cri au silence, du sperme au sang qui fuit goutte à goutte. Ce chant de séparation est encore plus beau pour moi que le Condamné à mort de Genet.
Rarement un « concert poétique » aura atteint une telle intensité, puissent les livres d’Al Berto être à nouveau disponibles en France !
peut-être n’y aura-t-il plus de mots après
ces derniers vers le visage oublié
contre la vitre l’ongle rayant le nom
dans la poussière indique au navigateur fatigué
le limpide plancton de la mort. (A. B., « Finita Melancolia », traduction de G.Y).
Gil Pressnitzer
Nota : les traductions proposées sont celles de mon amie Gabrielle Yriarte