Nous avons eu la chance cette année de pouvoir écouter plusieurs grands pianistes capables de se lancer dans une intégrale des sonates de Beethoven au concert, en plus d’admirables versions isolées bien entendu. Mais ce soir ce qui vient à l’esprit de plus d’un, est de savoir comment la grande Elisabeth Leonskaja va s’y prendre pour jouer en un concert les trois dernières sonates de Beethoven.
Les banalités fusent dans le milieu du piano classique comme celle de dire qu’à cet Himalaya du piano est dû un respect admiratif qui frise la dévotion. Disons le tout de go : la Leonskaja se transforme en Lionne-Sakja et ne fait qu’une bouchée de cet Himalaya. Daniel Barenboim a une tout autre attitude lui qui, à la Philharmonie de Paris, nous a régalés dans d’autres sonates par un patient travail sur le style, les couleurs, le toucher exact entre classicisme et romantisme. François Frédéric Guy à La Roque d’Anthéron est tout entier au service du message beethovénien, si humain et émouvant par la lutte qu’il a mené pour vivre en sa dignité de génie mutilé. Elisabeth Leonskaja arrive en majesté sur la scène du cloître des Jacobins.
LA LIONNE-SKAJA FACE À BEETHOVEN EN SON HIMALAYA
Elle demandera au public une concentration extrême en jouant d’affilée les trois dernières sonates sans entracte. Le choc a été atomique. En Lionne affamée, elle se jette sur les sonates et avec voracité, ose les malmener pour en extraire une musique cosmique. Comme une lionne qui le soir après la chasse, après s’être repue et s’être désaltérée au fleuve, regarde le ciel et tutoie les étoiles dans un geste de défi inouï. La grandeur de la vie avec sa finitude qui exulte face à l’immanence ! De ce combat, il n’est pas possible de dire grand chose comme d’habitude ; décrire des mouvements, des thèmes, des détails d’interprétation en terme de nuances, couleurs, touchés, phrasés.… Si une intégrale en disques se fait dans cette condition d’urgence, il sera possible d’analyser à loisir. Pour moi ce soir est un défit lancé par la Grande Musicienne au public et à la critique : osez seulement dire quelque chose après ça ! Oui Madame j’ose dire que votre grande carrière est couronnée par cette audace interprétative. Nous avons beaucoup aimé vos concertos de Beethoven avec Tugan Sokhiev les années précédentes ; nous attendons l’intégrale promise en CD.
Nous savons que vous enregistrez beaucoup et en même temps pas assez pour vos nombreux admirateurs. Nous avions eu la chance de nous entretenir avec vous et vous nous aviez dit que pour vous la plus grande qualité de l’interprète est de savoir donner sans compter tout au long de sa carrière. Ce soir, vous avez donné sans retenue, sans prudence, sans le garde-fou de la recherche d’exactitude stylistique.
Ce concert a été hors normes. Vous avez prouvé une nouvelle fois que Sviatoslav Richter, qui vous a admirée dès vos débuts, avait vu juste. Il savait que vous aviez cette indomptabilité totale tout comme lui. Le tempo, les nuances, la pâte sonore, la texture harmonique ; vous avez tout bousculé, tout agrandi, tout magnifié et Beethoven en sort titanesque et non plus simplement humain. Une musique des sphères, d’au-delà de notre système d’entendement et pourtant jouée par deux mains de femme et composée par les deux mains d’un simple mortel. Ce fût un choc pour le public, un choc salvateur pour sortir d’une écoute élégante, polie et qui endort les angoisses de l’âme. Ce soir, de cette salvatrice bousculade émotionnelle vous pouvez être fière. Vous avez tutoyé le cosmos et nous avons essayé de vous suivre.
Bravo ; Sacrée LIONNE-SKAJA.
Compte-rendu concert. Toulouse. 40 ème Festival Piano aux Jacobins. Cloître des Jacobins, le 25 septembre 2019. Ludwig Van Beethoven (1770-1827) : Sonate pour piano n° 30 en mi majeur, Op.109 ; Sonate pour piano n° 31 en la bémol majeur, Op.110 ; Sonate pour piano n° 32 en ut mineur Op.111 ; Elisabeth Leonskaja, piano. Photo d’ Elisabeth-Leonskaja-©Marco-Borggreve