« Fini, c’est fini, ça va finir, ça va peut-être finir. » C’est ainsi que ça finit. Les applaudissements ne suffisent pas à défroisser les corps des comédiens, à dénouer leurs mouvements saccadés. Ils sont rompus à une stricte discipline inscrite en eux depuis trop longtemps. Une couche d’argile a recouvert et fossilisé leur peau, tant et si bien qu’ils n’osent encore la fendre sous les projecteurs. Malgré tout, ils se plient timidement en deux pour saluer le public. Que s’est-il passé ?
Au tout début, la nuit fait taire la salle. Puis quelques notes roulent dans le silence comme des gouttes d’une pluie sans fin sur le toit d’un abri de fortune. Le Voyage d’hiver(1) de Franz Schubert ouvre l’espace : d’abord sa petite musique puis la voix du baryton, grave et monacale. Elle annonce la rumeur, froide et terrifiante d’une époque passée qui a broyé un reste d’humanité. À moins qu’il ne s’agisse d’une époque à venir.
Puis lentement, des formes apparaissent dans la lumière naissante. Des êtres tout de blanc vêtus, figés dans leur marche, debout, attendent. Un coup de sifflet retentit dans le fond de la salle, strident et autoritaire. Il suffit à déclencher un imperceptible mouvement dans ce petit groupe éparpillé sur la scène, englué dans leur égarement respectif. Il y a un ordre à respecter, et cet ordre doit les conduire à se souder ; à agir, vivre, ressentir ensemble. Ils doivent devenir un seul et unique corps. Les voix sont déformées, presque mélangées à des cris étouffés, les mots mâchés à l’image des corps sous les brimades que l’on devine. Les premiers contacts physiques, les premiers chocs secouent la couche de craie qui les recouvre et font se lever de leur linge une fumée blanche qui s’évapore au-dessus de leur tête. Le feu follet de leur défunte liberté stagne un temps dans le ciel des personnages, avant de planer au-dessus de nos têtes comme une possible menace.
Les musiques martiales prennent le relais du sifflet pour guider leur éducation vers une vie future qui n’a d’humain que l’apparence. Il n’y a plus de place pour la solitude, cette porte ouverte sur l’infini que les esprits totalitaires redoutent, faute de pouvoir rivaliser. Il est impératif pour eux de fondre les individualités en une seule masse jusqu’à l’absurde. C’est de ça dont il est question. Toute émotion est contrôlée, dirigée, tendue vers un objectif d’éducation. Le jeu, l’amour, la sexualité marchent au pas de la musique militaire qui tambourine jusque dans le tréfonds de leur âme. Lorsque le rythme s’arrête, il n’en continue pas moins de secouer les corps en spasmes ridicules, dictant sa loi suprême.
Puis viendra le temps de la vie parmi les maîtres. Le temps de la mascarade, le temps où il faut se mettre au service des privilégiés. Ici entrent en scène les premiers bourreaux. Dans May B se joue « la question de la condition humaine et des relations entre les êtres humains, ce que Beckett a développé dans Fin de Partie notamment, où il y a toujours un bourreau et une victime. »(2) Quelques mois avant la naissance de sa pièce chorégraphique, Maguy Marin écrit aux Éditions de Minuit pour demander l’autorisation d’adapter les personnages de Samuel Beckett. L’auteur donne son accord et accepte même de la rencontrer : « Je me souviens, nous étions au printemps et j’ai vu arriver Beckett dans le café parisien où nous avions rendez-vous. Il avait lu le projet. J’avais inclus des extraits de textes pour que son écriture ait sa place dans la pièce. Il m’a dit de ne pas me soucier de cela, de m’intéresser aux corps. » Libérée de toutes contraintes, May B voit le jour quelques mois plus tard, en 1981. Son titre fait référence à une pièce écrite par Beckett adolescent, mais aussi au prénom de la mère de l’écrivain et à son nom réduit à une seule lettre. Et plus encore, c’est une compression de son propre prénom : Maguy en May.
La parenthèse ouverte sur cette petite société discriminante et décadente s’achève sur une fête d’anniversaire fantasque et désincarnée. Bourreaux et victimes se retirent. Des applaudissements retentissent, tout pourrait se terminer ainsi, sur ce constat amer et pessimiste, sans autre forme de salut que la mort. Mais une nouvelle nuit amorce une ellipse et une petite porte s’ouvre dans le mur noir qui barre l’horizon. Quelques rescapés entament une marche lente et minutieuse, secouée par un petit balancement mécanique. En fond sonore, la voix d’un vieil homme fredonne une prière. Je crois reconnaître ce chant, je fouille ma mémoire, mais rien ne vient. Ainsi débute le troisième temps, celui de la fuite.
Jesus’ blood never failed me yet
Never failed me yet
Jesus’ blood never failed me yet
There’s one thing I know
For he loves me so…
Une musique vient se calquer sur le chant du vieil homme qui se répète inlassablement. Cette voix tend une passerelle entre la souffrance et l’espoir, elle n’en finit pas de soulever notre compassion. Et plus je l’écoute, plus je cherche d’où je la connais. Mais rien, toujours rien. Est-ce que quelqu’un dans la salle se pose la même question que moi ? Plus tard, je découvrirai qu’il s’agit de la voix d’un sans-abri londonien(3) que le compositeur Gavin Bryars a orchestrée, sans avoir pu me souvenir d’une éventuelle première écoute. Ce tableau-là, la voix de cet homme qui monte et descend dans la mer des émotions, la fuite des rescapés et cette musique qui encourage et porte ces êtres fragiles et malhabiles, tout cela vous glisse dans les entrailles comme si cette lame bien aiguisée que vous acceptiez de recevoir pouvait, à elle seule, réparer toute l’injustice du monde.
Libérés du poids de la contrainte, ils ne savent plus marcher. Leurs petits pas ressemblent à des sanglots réguliers et hypnotiques sur lesquels ils chercheraient à calquer leur avancée. Il n’y a plus d’hymnes, de musiques martiales, de cadences militaires. Il n’y a que cette voix et la musique qui l’accompagne. Que cette petite musique intérieure qui vacille, petite flamme perdue dans la nuit d’un nouveau territoire à reconquérir. Elle se répète sans fin et devient le motif qui couvre et soutient leur fuite. La fragile naissance de leur individualité sera encore, pour quelques temps, dérangée par les vieux rouages de leur apprentissage grégaire. Mais la liberté darde ses premiers rayons, là-bas, de notre côté. Ils prennent la direction du bord de scène qui symbolise la frontière. C’est là qu’ils vont risquer leur vie dans un dernier geste à la fois altruiste et emprunt de maladresse.
Sur la scène, au sol, toute la craie qui pesait sur eux, poussière d’une vie terne et sans joie, cendre de leur mort prématurée, s’est répandue au gré de leurs pas et danses, en tracés et volutes anarchiques. Ils dessinent des chemins qui viennent de nulle part et ne mènent nulle part, mais écrivent une partition de la douleur humaine. Et comment ne pas reconnaître dans ces chemins-là, les mots d’Antonio Machado choisis par Maguy Marin elle-même :
« Marcheur, ce sont tes traces
ce chemin, et rien de plus ;
Marcheur, il n’y a pas de chemin
Le chemin se construit en marchant.
En marchant se construit le chemin,
et en regardant en arrière
on voit le sente que jamais
on ne foulera à nouveau.
Marcheur, il n’y a pas de chemin,
seulement des sillages sur la mer. »(4)
(1) Franz Schubert. Winterreise, Op. 89, D. 911 : XXIV. Der Leiermann. Dietrich Fisher-Diskau & Gerald Moore.
(2) Maguy Marin. Propos recueillis par Léa Guichou, à lire sur Culture 31.
(3) En 1971, Gavin Bryars travaille comme preneur de son sur un film d’Alan Power ayant pour thème les sans-abris de Londres. En fouillant les rushs, il tombe sur la voix vacillante et pleine d’humilité d’un vieil homme qui fredonne A capella cet air religieux.
(4) Chant XXIX, Proverbios y cantarès. Maguy Marin commente son choix dans le Trimestriel édité par le ThéâtredelaCité.
John Lavoignat
Un article de Ma Théière à mémoire
May B de Maguy Marin est programmé du 29 novembre au 01 décembre 2018 au ThéâtredelaCité.
📍 Entretien avec Maguy Marin : un vent de révolte souffle sur Toulouse
Billetterie du ThéâtredelaCité