Dopo la battaglia (Après la bataille) au TNT
conception et mise en scène Pippo Delbono
avec Alexander Balanescu violon, Dolly Albertin, Gianluca Ballarè, Bobò , Pippo Delbono, Ilaria Distante, Simone Goggiano, Mario Intruglio, Nelson Lariccia, Mariga Maggipinto, Julia Morawietz, Gianni Parenti, Pepe Robledo, Grazia Spinella…
Musique Originale : Alexander Balanescu mais aussi Verdi, Tchaïkovski…
je devrais reporter mon hospitalité et ma découverte
et hurler à mes yeux
qu’ils cessent de fixer l’obscurité
et que pour une minute de vie courte
réussissent encore à voir dans le cerveau
des petites fleurs qui dansent comme des paroles
sur la bouche d’un muet.
(Dopo la battaglia, Pippo Delbono.
C ne fait pas du théâtre à proprement dit, il parle avec son corps et celui de ses acteurs. Aussi il occupe le centre de la scène, il fait une sorte de théâtre à la première personne ou avec sa folie impudique il donne à voir du « théâtre brut » où il se livre complètement, dans une mise à nu pathétique. Ce théâtre direct est souvent un autoportrait et toujours une dénonciation. Pippo Delbono a beaucoup travaillé sur les relations entre le théâtre et la danse en étudiant le théâtre balinais et le kabuki, mais c’est une cérémonie de transes et de mots déchirés et déchirants que reçoit le spectateur. Entre autobiographie et bouffonnerie, il édifie des châteaux de sable de lucidité désespérée. Pippo Delbono, poète en colère, comme l’a filmé un documentaire.
Il se décrit comme un « baladin du théâtre occidental » et vient nous jeter en plein visage l’image de la déroute de notre monde malade et en déroute. Aussi hanté par sa mère ses amis disparus ou encore vivants, il dresse une farandole de nos folies. Ancré dans le réel, il éructe, il crie, il hurle avec ses yeux et avec sa voix, sa perception de nos sociétés. Pour la décrire, il s’est constitué une famille, une communauté, équipe où se retrouvent des personnages marginaux, handicapés et rejetés par les normes sociales. Ils lui sont indispensables. Ainsi son dernier spectacle donné au TNT Doppo la Bataglia est dédié à, Bobò, sourd-muet, analphabète, Bobò transformiste : chaque fois qu’il met un vêtement, il devient ce vêtement.
Bobò, croisé il y a presque cinquante ans dans un asile psychiatrique et qui lui a appris la vie, la compassion, et surtout l’horreur de cette société tombée dans le « temps des assassins » et des cyniques. « Bobò m’a rendu la vie ! » s’exclame Pippo Delbono. Et dans son théâtre est vital, tout en mouvement, tout en poésie éruptive. Cet homme-là, icône du théâtre populaire italien est un homme libre, fou d’amour, malgré sa maladie. Il danse frénétiquement sur nos prisons mentales. Il éructe, d’une voix de prophète en colère, des mots de feu qui se gravent sur nos murailles intérieures.
Sur son espace scénique, on joue la vie, mais on ne joue pas à l’acteur. Tout est ludique, désordonné en apparence, mais Pippo Delbono est l’ordinateur strict de tout ce charivari et il sculpte avec son propre corps et le corps de ses acteurs une sarabande comme celle des fresques médiévales pour dire, révéler, partager. Depuis sa table, un peu comme Kantor sur sa chaise, il contrôle tout, mais lui va passer de l’autre côté du miroir de la scène. Le fil rouge de la folie et de la prison, celui des amis disparus, celle de l’Italie en deuil d’elle-même, tout cela tisse la trame de ce spectacle désordonné, inégal et prenant. Aussi le décor se résume à un espace gris, carcéral, avec quelques chaises rouges :
« J’y vois un lieu physique de détention, d’emprisonnement, d’isolement, mais aussi un lieu mental d’enfermement de l’esprit, incapable de trouver une liberté, une lucidité. » (Pippo Delbono). Et c’est une leçon de lucidité que veut être Dopo la battaglia, avec son mélange de burlesque à la Dario Fo, et de profondeur tragique qui n’appartient qu’à Pippo Delbono.
Car la folie peut être joyeuse, délivrance ou anéantissement. Et ce qui devait être un opéra, car la folie est l’un des moteurs de l’opéra, a vu à cause de la crise, disparaître les solistes, le chœur, l’orchestre. Il ne reste que ce beau naufrage qu’est ce spectacle. C’est du moins ce qu’affirme ce grand hâbleur de Pippo Delbono.
La première scène est emblématique avec sa rangée de chaises où trônent les représentants du pouvoir, bourgeois, pape, politiciens, banquiers. Tout commence avec la houle de voix entremêlées, et de bruits de portes qui claquent sur nous pour mieux nous enfermer. Et vogue alors le spectacle. Le mur du fond sert d’écran pour les vidéos. Et ce qui n’aurait pu n’être d’une suite de numéros, devient suite de moments de tension, parfois de rupture de défoulement, souvent d’attente, d’arrêts, et remplis de cris, de paroles, de silences, de gestes, de mouvements, de rires aussi. Cela s’ordonne comme une composition musicale et Verdi et Balanescu apportent beaucoup à cette atmosphère. La danse aussi est omniprésente. Et il n’y a aucune narration, qu’une suite de fulgurances, de saynètes aussi parfois inutiles. Des vidéos surlignent parfois le sens, vidéos que Pippo a tourné avec son téléphone portable.
Son dernier passage au même TNT fut le tragique et cruel La Menzogna, où l’on ne savait plus qui était la prostituée de qui, société ou femme, revient avec un tout autre spectacle, basé sur des hommages touchants aux fous, à sa mère, aux mères, à son ami Pina Bausch qui lui a appris à regarder, il délivre plutôt un hymne aux forces de la vie. C’est son spectacle le plus fellinien , où il donne à voir des moments de dérision comme la scène d’ouverture quand les comédiens assis sur des chaises en fond de scène, l’un deux, déguisé en pape, caresse la tête de Bobo, ou bien cette hilarante, bien que trop longue, satire d’un festival de poésie dans une ville de gauche avec une parodie féroce de Yoko Ono et d’une certaine poésie contemporaine: Kiss is the secret of the mouth (le baiser est le secret de la bouche)., la scène avec des animaux à la Disney, ces danseurs à la Fred Astaire, ce drapeau de l’Italie en deuil agité par Bobo le simple, la pause avec les acteurs faisant danser les spectateurs.
Mais il y a aussi des moments de grande poésie quand sur un chœur de Verdi en play-back, d’ailleurs le play-back sera souvent utilisé excepté pour la très belle musique du violoniste Alexander Balanescu, un personnage couvert de terre danse un rituel de possession. L’irruption de femmes en robe rouge diffraction de l’image de Pina Bausch, le concerto de Pippo lisant un poème que semble mimer une danseuse avec en contrepoint le violon de Balanescu.
Bien sûr Pippo Delbono est au centre de tout, et occupe tout l’espace celui de la scène, celui de la rampe, celui de la salle, où assis à une table il lit des textes, puis va-et-vient de la scène à sa table, et il dirige autant du bord de scène que sur scène. Voix rauque, haletante, sentant la rage et la tendresse tout à la fois, il s’adresse directement aux spectateurs, les interpellant, comme un bateleur de foire, d’une foire tragique. Il utilise la vidéo en projetant sur le fond de la scène aussi bien des images d’asile ou de prison, que des réfugiés à Lampedusa. Car le lien qui unit l’ensemble disparate proposé est bien le sens de la folie, où plutôt comment la société décrète fou ceux dont elle veut se protéger.
Pour cela il convoque le conte liminaire du Procès de Kafka, la lecture d’Antonin Artaud (Pour en finir avec le jugement de Dieu), et que Pippo lit comme secoué d’électrochocs, la poétesse italienne Alda Merini enfermée dans un asile, Pasolini, ses propres textes, ceux de poètes qu’il n’annonce pas comme Alejandra Pizarnik que j’ai reconnu dans le texte sur la nuit, Rilke ou autres, et comme il se les approprie viscéralement, et on ne distingue plus si ce sont les siens ou non. Et en plus la traduction d’abord en italien de l’allemand, de l’espagnol ou de l’anglais, remis ensuite en sous-titrage français, brouille encore plus les pistes. Il erre, galope, danse comme un chien fou, sorte d‘ours halluciné et finalement captivant. On pouvait croire qu’Après la bataille, il n’allait rester qu’un champ de ruines. Il n’en est rien, un espoir sourd de cette communauté d’êtres. Et à la fin, Pippo, entouré de danseuses, écoute, sur la mélodie de Henri Salvador (Jardin d’hiver ) monter une esquisse d’apaisement et d’espoir.
Il dit : Il me revient en mémoire le calme après la tempête, le besoin de lucidité après la folie. Et sa lucidité, tendre avec sa mère qui lui reproche de ne pas savoir donner de la joie, « Mais Pippo, quand est-ce que tu nous fais un spectacle avec un peu plus d’espoir? » Et moi de répondre : « Mamma, tout ce qui se passe autour de nous ne porte pas beaucoup d’espoir, tu ne trouves pas ? ». Lucidité féroce sur les oppressions des pouvoirs. Il peut être aussi ému en évoquant la danse de Pina Bausch et en reprenant une vieille chanson séfarade sur laquelle vont danser trois créatures en rouge. Et il danse, il danse, avec ses amis comédiens.
Moins de cris, pas de nudité, pas de hurlements ou presque cette fois-ci. Pippo Delbono dit qu’il avait voulu faire un opéra, ou un ballet. Certes il y a des passages opératiques, mais dans cet ensemble hétéroclite, un peu trop disparate, par rapport à la densité violente des spectacles précédents, un début de sérénité peut se lire. Mais les moments envoûtants demeurent ceux ou Pippo déclame du fond de ses tripes, en transes, des poèmes ou des manifestes. Parfois des anecdotes qui lui sont chères, mais semblent des digressions font retomber la tension : le conte de Kafka qu’Orson Welles avait bien mieux raconté, la visite de Pina Bausch chez les gitans, la cuisine et les remarques de sa mère, les danseurs en costume de cabaret dansant avec leurs ombres, l’irruption presque obscène du Lac des Cygnes de Tchaïkovski…
Mais dans sa note d’intention il dit ceci entre autres : Chacun de mes spectacles est une étape qui fait partie d’un voyage personnel, d’un voyage dans le temps qui est le nôtre. Une époque troublée, une époque de contrastes, de violence, de liberté difficile à conquérir, mais aussi de grandes révoltes, une époque en flammes… Mais, parfois, je me trouve enfermé dans une cage, asphyxié, d‘où̀ il ne semble y avoir aucune issue… Pour ce spectacle j’ai pensé́ à̀ un lieu vide, comme cette pièce vide, mémoire des horreurs passées, qui, cependant, portent encore les signes, les couleurs, les odeurs des prisons. Mais, j’ai aussi pensé́ à̀ l’esprit vide, après le cri de la passion, de l’amour, de la rage, de la douleur. Un besoin de lucidité́ après la folie.
Alors Pippo hurle et vit des poèmes, danse, danse, sinon nous sommes perdus. Et un amour profond monte des spectateurs pour celui qui transmue les désastres en pluie d’espoir. Orlando Furiosio c’est lui. Il est profondément émouvant. Et dans son texte terrible sur les mères hypocrites, lâches, peureuses, qui tuent leurs enfants sous le poids de la morale commune et sociale, qui les éduquent à survivre, à obéir, à se contenter de ce que la société corrompue a à leurs offrir : de la douleur endurée et de la consommation, il atteint à l’imprécation..
Il nous reste ses danses de folie et de tendresse, car Pippo Delbono danse avec ses acteurs, lui le roi des fous, pour « raconter les vanités inhumaines et les sacrifices de tous les conflits en cours. Qu’il s’agisse de guerres et d’horreurs, le spectacle devient une fête, une célébration des forces de vie. »
Après la bataille, n’importe quelle bataille, pas seulement de l’Italie en chaos, mais principalement la bataille extérieure et celle intérieure en nous, entre l’obscurité et la lumière entre l’humain et l’inhumain. Et de ces ruines sortent des chemins de vie.
Ce texte de Pizarnik pourrait éclairer la pièce :
Ne plus désirer vivre sans savoir ce qui vit à ma place, ni écrire, puisque pour me blesser, la vie prend des formes si étranges… Le vent meurt dans ma blessure. La nuit mendie mon sang... Toute la nuit je fais la nuit.
Toute la nuit tu m’abandonnes lentement comme l’eau tombe lentement.
Toute la nuit j’écris pour chercher qui me cherche.
Mot à mot, j’écris la nuit.
Le spectacle de Pippo Delbono est salutaire, souvent profond, habité de rage et d’amour, de rires parfois, et qui jamais ne s’enfuit dans la futilité théâtrale. C’est aussi une leçon de résistance et de dignité, une leçon de vie. Il nous clame survivez !
C’est au théâtre de reprendre une voie de révolte poétique et politique qui peut nous aider à̀ regarder vers nous-mêmes, et vers la communauté dans laquelle on vit, avec des yeux ouverts, et un regard lucide. (Pippo Delbono).
Après la bataille, vient la guerre, puis la paix, puis la mélancolie,…Son théâtre est tout cela, qu’il en soit remercié. Pour le remercier lui à son tour, dédions-lui ces vers de ma très chère Alejandra Pizarnik que j’ai eu la joie de traduire (voir esprits nomades poésie du monde).
La nuit
Je connais si peu de la nuit
mais la nuit semble bien me connaître
et plus encore elle m’assiste comme si je le désirais
elle recouvre l’existence avec ses étoiles
Peut-être la nuit est-elle la vie et le soleil la mort.
Peut-être que la nuit n’est rien
toute conjecture à ce sujet n’est rien
et rien les êtres qui l’ont vécu
Peut-être que les mots seraient tous là uniques
dans l’immense vide des siècles
on fouaille l’âme avec leurs souvenirs
mais la nuit sait la misère
qui boit notre sang et nos idées
elle doit vomir nos regards
sachant notre trop-plein d’intérêt et de confusion
Mais il se peut que j’entende pleurer la nuit dans mes os
Ses immenses larmes délirantes
et ses cris parce que quelque chose s’en est allé depuis toujours.
Redevenir encore une fois un être.
Gil Pressnitzer