Nous quittons notre orchestre en pleine forme sous la baguette inspirée du chef japonais Kasuki Yamada, bien connu de la phalange toulousaine, et avec qui, les musiciens de l’orchestre ont systématiquement réussi le programme induit ce samedi soir, preuve à l’appui encore avec ces Ravel et un Roussel, dont on retiendra surtout une déjà mémorable Valse.
On se souhaite une soirée du 25 novembre du même niveau, au minimum. On démarre sur les chapeaux de roue avec Bertrand Chamayou au clavier pour le Concerto pour piano n°1 de Felix Mendelssohn dont le caractère doit lui aller comme un gant. Andris Poga est à la direction. Encore un chef apprécié ici, et par les musiciens, et par le public. Le concerto est suivi par un monument du répertoire, la Symphonie n°6, “tragique“ de Gustav Mahler. Un très très gros morceau dont quelques mots vont suivre pour vous mettre dans l’ambiance.
Biographie de Bertrand Chamayou, c’est : ici
Biographie d’Andris Poga, c’est : ici
Concerto pour piano n°1, en sol mineur, op.25 de Mendelssohn
Il est en trois mouvements qui s’équilibrent sur moins de vingt minutes. Soit, I Molto allegro con fuoco puis II Andante et III Presto. Il est achevé en 1831 par un jeune compositeur de vingt-deux ans, enfant prodige, qui avait déjà écrit au moins cinq autres concertos pour piano. Son Octuor, écrit à seize ans tout comme le Rondo capriccioso, n’a jamais été égalé, et on joue toujours ses symphonies pour cordes écrites à …douze ans. Considéré dans ses premiers moments comme une œuvre que toute pianiste aux doigts véloces devait mettre à son répertoire, ce concerto a gagné ses lettres de noblesse quand de très grands pianistes, hommes comme femmes, s’en sont très justement emparés.
Moins clinquant et plus profond qu’on ne le pense généralement, aujourd’hui encore, son brillant, son caractère exubérant et sa construction magistrale sont d’autant plus surprenants que l’œuvre toute entière fut écrite en l’espace de trois jours, dixit confidence faite à Robert Schumann par le compositeur. Les trois mouvements s’emboîtent presque, de façon très astucieuse, et l’on passe de l’impétueux Molto allegro initial au délicat Andante puis au vibrant Finale, brillant et effréné.
Tragique, trop tragique la Sixième de Gustav Mahler
Truffée d’écueils, nécessitant un effectif orchestral hénaurme, d’une durée d’environ une heure et demie, la virtuosité éblouissante et la débauche d’énergie que la Sixième en la mineur porte en elle ne tolèrent aucune approximation pour une exécution réussie, exigeant des musiciens un engagement sans faille, une sorte de « à la vie, à la mort ». Ils auront à cœur que les propos de Winston Churchill soient vérifiés : « Je n’ai rien d’autre à offrir que du sang, de la peine, des larmes et de la sueur. »
L’entendre en concert est une chance car aucun support ne peut rendre les dimensions aussi exceptionnelles, la complexité de la partition et les innombrables interventions des instruments.
« La symphonie doit être comme le monde; elle doit tout embrasser. Le mot lui-même signifie pour moi la construction d’un monde avec tous les moyens techniques disponibles. Chacune est un microcosme qui veut refléter le Grand Tout. » et ailleurs : « Ma sixième posera des problèmes dont la solution ne pourra être trouvée que par une génération qui aura connu et vraiment assimilé mes cinq premières, (…) Ce sera pour nos critiques une dure noix à croquer. »
Effectif orchestral : Participent à l’aventure, 5 flûtes, 5 hautbois, 5 clarinettes, 5 bassons – pas moins de 8 cors, 6 trompettes, 4 trombones et un tuba – une harpe – les pupitres de cordes qui peuvent monter jusqu’à 12 violons I et un nombre impressionnant de percussions, timbales, cloches, cloches de troupeau, glockenspiel, xylophone, célesta. Une caricature parue au moment de la première viennoise représente le compositeur auprès d’un ensemble de percussions extravagant, avec cette bulle : « Ciel, j’ai oublié la corne d’automobile, il faut que j’écrive une autre symphonie ! »
Mais pourquoi jusqu’à huit cors ? C’est Anton Weber qui a mis à l’honneur cet instrument. Dans la musique romantique, il symbolise la forêt et, par extension, toute la nature. Paysage à lui tout seul, il chante pourtant, dans une tessiture de ténor ou d’alto, des phrases volontiers prosodiques. Il est omniprésent dans l’œuvre de Gustav Mahler. Et pourquoi des cloches de troupeau ? Dans cette symphonie, elles retentissent à plusieurs reprises, et mêlées aux sonorités de la harpe et du célesta, elles restituent la paix surnaturelle des alpages, la lévitation solitaire vers le cosmos et l’infini. Ainsi transmuée en musique séraphique, la Nature offre à ce « déraciné en mal d’asile protecteur » une patrie d’infortune : «Je suis trois fois un exilé : comme natif de Bohême en Autriche, comme autrichien en Allemagne, et comme juif dans le monde entier.»
L’un des traits les plus attachants de Gustav Mahler, c’est bien son amour de la nature, communicatif et intense, un lien immarcescible. La forêt, la montagne, l’idylle pastorale et la fureur primitive hantent son œuvre et surgissent aux moments les plus inattendus. Ce “compositeur d’été“, comme il se définissait lui-même, qui consacrait la totalité de ses vacances à l’écriture de ses symphonies, et de ses lieder, s’isolant alors en pleine nature, a réussi, non seulement une évocation descriptive, mais encore, tel dans cette Sixième, un enseignement philosophique rempli d’originalité musicale.
Gustav Mahler est le directeur de l’Opéra de Vienne lorsqu’il compose cette Sixième, tournant essentiel dans la production du musicien. Il la commence l’été 1903 pour ce qui est des trois premiers mouvements et elle est achevée un an plus tard, au cours de l’été 1904, pour constituer les quatre mouvements dans l’ordre suivant, adopté définitivement :
Allegro energico ma non troppo environ 20 minutes
Scherzo : wuchtig (pesant) 13 ‘
Andante moderato 14’
Allegro moderato un finale de plus de 30 minutes
Remarque : certains chefs jouent l’andante en deuxième position.
La période est tranquille et féconde : au faîte de sa gloire à Vienne, le maître est incontesté à la tête de l’Opéra, il adore sa fille Putzi, sa femme, Alma, attend un autre enfant, Gutki qui naîtra le 15 juin 1904. Pourtant, bien des pressentiments assaillent le compositeur, qui vit là de grands moments d’angoisse dont sa musique se fait l’écho. 1904, il achève les Kindertotenlieder, « Chants des enfants morts », œuvre prémonitoire s’il en est puisqu’il perdra sa fille aînée trois ans plus tard. On explique généralement ce trouble par le fait que, très superstitieux, Mahler supportait mal les révélations autobiographiques que ses partitions pouvaient renfermer ou laissaient deviner.
La Sixième passera par une succession de moments psychologiques variés qui aboutiront à la chute finale, car elle constitue bien un véritable effondrement. A l’exception du mouvement lent, paisible déclaration d’amour à Alma, c’est une œuvre résolument noire, qui nous emporte vers l’abîme dès l’implacable rythme de marche du tout début. La détermination du premier mouvement s’achève dans le finale par une défaite dont rien ne vient adoucir l’amertume. Ce finale, monumental de plus de trente minutes, avec ses deux coups de marteau glaçants, (il supprimera le troisième !) est une des plus longues constructions mahlériennes. Une phrase écrite par Mahler un quart de siècle plus tôt, en 1879, permet, paraît-il, de l’éclairer un peu : « J’ai gravi le sommet des montagnes où souffle l’esprit divin, je me suis promené dans les près, bercé par le son des cloches du bétail. Mais je n’ai pas pu échapper à ma destinée. »
La création a lieu à Essen, le 27 juin 1906 (tandis que Paris attendra pour sa première audition le 18 octobre…1966 !!). Son épouse racontera que, pour la première fois, elle estima que Mahler avait mal dirigé car il avait « certainement honte de sa propre émotion et craint qu’elle ne le submerge pendant l’exécution ». « Ma Sixième va poser à l’avenir des énigmes que seule pourra tenter de résoudre la génération qui aura avalé et digéré les cinq premières. (…) Ce sera pour nos critiques une dure noix à croquer. » C’est le futur grand chef d’orchestre Bruno Walter qui rapporte ces propos d’un Mahler conscient des difficultés considérables que recèle sa partition. La Sixième inspirera aussi ces propos au très jeune assistant de Mahler à l’Opéra de Hambourg : « …Toutefois, la Sixième est d’un pessimisme glaçant : la coupe de la vie y exhale son amertume. Contrastant nettement avec la Cinquième, cette œuvre dit « non », tout spécialement dans son dernier mouvement où la musique exprime quelque chose qui ressemble fort à l’implacable lutte de « tous contre tous »… « L’existence est un fardeau. La mort est désirable et la vie odieuse », telle pourrait être sa devise… »
Michel Grialou
Orchestre National du Capitole
Andris Poga (direction)
Bertrand Chamayou (piano)
vendredi 1er décembre 2017 à 20h00
Halle aux Grains
Orchestre du Capitole / Bertrand Chamayou © Marco Borggreve
Andris Poga © Noslegums kvadr