Je n’ai jamais oublié le premier concert auquel j’ai assisté en 1956 (la fontaine de la Place Saint Etienne était gelée), à l’âge de sept ans : c’était celui de l’Orchestre de Chambre dirigé par Louis Auriacombe qui donnait à Vivaldi une nouvelle jeunesse entouré d’une vingtaine de musiciens, dans le Grand Salon de l’Hôtel de Ville de Toulouse, si mes souvenirs sont bons. « Je me souviens que dès les premières mesures, je subis une de ces impressions heureuses que presque tous les hommes imaginatifs ont connues, par le rêve, dans un demi-sommeil. Je me sentis délivré des liens de la pesanteur et je retrouvais par le souvenir l’extraordinaire volupté qui circule dans les hautes sphères… » (Charles Baudelaire). C’est cette émotion que je retrouve un demi-siècle plus tard, à chaque concert. Et tant pis si certains font la fine bouche, trouvant trop académiques, trop appliquées ses interprétations : l’Orchestre de Chambre de Toulouse, c’est ma « madeleine de Proust ».
Dans le cadre majestueux de l’auditorium de Saint Pierre des Cuisines, -justement dédié à la mémoire de Louis Auriacombe-, dans cet écrin de brique et de pierre qui nous raconte une histoire comprise entre le V° siècle et la Renaissance, véritable puzzle archéologique avec son chœur roman, ses murs et chapelles gothiques, ses peintures renaissance, je me rappelle que son nom vient non pas de cuisiniers, mais des « coquins », modestes artisans vivant de métiers polluants, comme la tannerie. Son gradin nécessite une véritable escalade, mais le public conquis d’avance a rempli comme d’habitude ses 400 places. Et Gilles Colliard, le directeur musical, peut entamer son rituel, nous ouvrant en hors d’œuvre les arcanes de sa grande érudition musicale ; autour de lui, « anciens » et jeunes musiciens (fidèle à son public, l’OCT l’est aussi à ses musiciens dont on retrouve le noyau encadrant les nouvelles recrues au fil des saisons*), son « instrument soliste », n’attendent que son signal ; même si les conditions météorologiques mettent à rude épreuve leurs instruments baroques à cordes en boyau. Cet orchestre joue comme un quatuor, le violon solo dirigeant depuis son pupitre de musicien un programme sans surprise, mais combien réjouissant et roboratif pour les moins musicologues.
De Carl Philipp Emanuel Bach, le Concerto pour violoncelle en si bémol majeur (joué par la jeune Anne Gaurier qui ne peut me faire oublier mon cher Pau Casals, mais pleine de fraicheur et de fougue juvénile) et la Sinfonia en mi majeur : plus italianisant que son père (qui ne le ménageait pas le traitant de « Bleu de Prusse, une couleur qui se fane vite »), il développa ce « style sensible », qui annonçait le romantisme ; rien d’étonnant à ce qu’il ait influencé Mozart, Haydn, et même Beethoven.
De Jean-Sébastien Bach, le Concerto pour violon en mi majeur au thème lancinant, avec Gilles Colliard en soliste (ample et sûr, il a le zeste de fantaisie et d’imagination qui manque par exemple au « rockeur » Nigel Kennedy, si prisé des télévisions), et la Suite n°1 en do majeur, (où l’OCT est rejoint par deux hautboïstes et par l’enjoué Laurent Le Chenadec des Sacqueboutiers au basson) avec ses danses guillerettes qui me semblent annoncer Rameau -Courante, Gavotte, Forlane (la seule jamais composée par Bach), Menuet, Bourrée et Passepied-, une choix judicieux pour un final qui emporte le public.
Cette musique fait chaud au cœur et à l’esprit dans les frimas de l’hiver, à quelque pas du Bazacle gelé : comme l’écrivait Martin Luther, « De toutes les joies d’ici-bas, nul n’en saurait goûter de plus délicate que la mienne… Cette musique donne au cœur le calme, le prépare, l’ouvre à la parole, à la vérité de Dieu… Il ne peut-être âme vilaine quand chantent ainsi des compagnons ».
L’Orchestre de Chambre porte bien « la musique en partage » et je n’oublie pas que ses musiciens furent les premiers à répondre à mon invitation lorsque j’ai mis en place le programme Culture à l’Hôpital au chevet à l’Hôpital des Enfants de Toulouse (y compris auprès de ceux en fin de vie) et auprès des personnes âgées (dans la Chapelle du Dôme de La Grave comme dans les chambres ou les cours). L’OCT pourrait se contenter de ses concerts d’abonnement et de ses tournées à l’étranger (jusqu’à 100 concerts par an !), il entretient au contraire, depuis sa création, la « culture de proximité » dont on parle si souvent sans l’appliquer, au maintien du lien social, dans les quartiers comme dans les petites communes, avec ce patrimoine transmis de bouche à oreille, de musicien en musicien, avec cette devise : « Il n’y a pas de petit concert, il n’y a pas de petit public ».
A l’heure où l’on dit que le nouveau directeur du Conservatoire, non musicien, sera aussi celui des Beaux-Arts (!?), on ne peut que souhaiter de fêter les prochaines décennies de l’Orchestre de Chambre, puisqu’il remplit si bien sa mission en donnant à son public ce qu’il attend : « De la Musique avant toute chose... De la musique encore et toujours… Et tout le reste est littérature ».
E.Fabre-Maigné
Chevalier des Arts et Lettres
* On remarque d’ailleurs l’absence de Patrick Lapène
Site Internet de l’Orchestre de Chambre