Après l’entretien croisé le mois dernier des rédacteurs en chef de trois revues consultables à la bibliothèque de la Cinémathèque, je donne la parole le temps de la fermeture estivale à deux lecteurs assidus du lieu : Professeur Thibaut, auteur à Mad Movies, enchanteur de la Cinémathèque de Toulouse (on note : la 18e édition de l’Extrême Festival aura lieu du 28 octobre au 5 novembre 2016) et Sébastien Gayraud, enseignant de cinéma, conférencier, animateur radio, auteur de Joe D’Amato, le réalisateur fantôme et Caméra Obscura, pour les parutions les plus récentes.
lls ont accepté de parler de ce qu’ils aiment dans la bibliothèque de la Cinémathèque. Un immense merci à eux deux !
PROFESSEUR THIBAUT
On y vient en principe pour chercher précisément quelque chose. Sur un film, un scénariste, un acteur, une compagnie de production, un directeur photo ou encore un producteur. Quelquefois c’est évident. On trouve un bouquin sur la Warner, on choisit parmi les diverses biographies de Martin Scorsese, on se rend directement aux pages concernées, on note, on recoupe les informations, on vérifie par acquis dans deux, trois autres bouquins pour voir si les pièces du puzzle s’emboîtent bien et on photocopie. Rien de plus simple. Rien de plus facile. Mais quelquefois, c’est plus complexe. Beaucoup plus complexe. Du coup, la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse a une énorme qualité. Elle est à taille humaine. Donc les documentalistes sont disponibles et eux connaissent les revues, les livres et les dictionnaires anglais, allemands, espagnols et même français, dans lesquels nous n’aurions jamais pensé à chercher.
Le livre Universal Horrors de Tom Weaver et de Michael et John Brunas contient les 86 films « fantastiques » produits par la Universal entre 1931 et 1946. Ce courant fantastique issu du studio est d’habitude réduit à une poignée de films. Alors forcément, ça ouvre des perspectives. Mais encore faut-il savoir que le livre existe. Si on veut se donner la peine de bien vouloir recouper ce livre avec une étude globale sur le fonctionnement du cinéma américain pendant les années 30 et 40, le champ de vision s’élargit. L’idée même de la recherche se transforme au fur et à mesure de l’enquête. D’autant plus que l’on peut accéder aux critiques de l’époque si le film a été distribué en France. Des revues dont on ne trouvera pas l’ombre d’une trace sur la toile. Grisant de se retrouver couvert d’informations qu’il va falloir trier pour donner du sens à cette exploration.
Même s’il y a des postes internet qui permettent de pousser plus en avant, le mieux est de s’accorder de temps en temps une pause après s’être frayé un chemin dans la jungle de papier avec un documentaliste pour guide. Ça tombe bien, il y a là la collection complète du Répertoire Général des Films édité par la Centrale Catholique du Cinéma. Un régal. La plupart des films sortis en France y sont répertoriés année après année. Chaque film bénéficie d’un avis et d’une note, ou plus exactement une cote. La cote 5 stipule « Par discipline chrétienne, il est demandé de s’abstenir d’aller voir les films cote 5 ».
– Fanfan La Tulipe (Christian-Jaque, 1952) « Le dialogue léger et des scènes suggestives obligent à des réserves morales » !
– Le Masque de Dimitrios (Jean Negulesco, 1944) « On montre beaucoup d’indulgence avec des personnages sans scrupules. Le mal n’est pas assez désapprouvé » !
– L’Amour, Madame (Gilles Grangier, 1951) « Les situations, le dialogue, quelques toilettes légères telles qu’on en voit sur la Côte d’Azur appellent des réserves » !
L’époque n’est pas si lointaine. Au fur et à mesure des pages, l’évolution des mœurs se dessinent et une filmographie de l’interdit s’esquisse. Sans vraiment s’en rendre compte, la Centrale Catholique du Cinéma a formé le goût subversif de toute une génération de cinéphiles.
La pause n’en est pas réellement une. Ce coup-ci c’est sûr c’est le moment de se détendre et de feuilleter Video Watchdog créer par l’Américain Tim Lucas, une des meilleures revues de cinéma au monde, qui pourtant ne couvre que les sorties DVD et Blu-ray. Dans un numéro, on y apprend que le cinéma égyptien a enfanté en 1953 d’un très curieux Haram Halek plus connu sous le titre de Ismaïl Yassine meets Frankenstein. Cet authentique bizarrerie horrifico-comique n’est autre que le remake à peine caché de Deux nigauds contre Frankenstein (Abbott and Costello meet Frankenstein, Charles Barton, 1948) justement produit par la Universal et dont on saura tout en lisant Universal Horrors. A coup sûr, le géant américain n’a eu et n’aura jamais connaissance de ce film. A moins que l’un de ses représentants ne débarque à la bibliothèque de la Cinémathèque de Toulouse.
SEBASTIEN GAYRAUD
La Cinémathèque de Toulouse possède dans ses stocks un certain nombre de raretés datant de l’époque où elle fit l’acquisition de nombreux ouvrages en langue étrangère. Ceux qui m’intéressent particulièrement forment une sorte de corpus thématique puisqu’ils rassemblent tout ce qui s’écrivait dans les années 80 et surtout 90 dans les pays anglo-saxons sur le cinéma underground et déviant auquel peu de gens s’intéressaient à l’époque. Des livres pionniers en quelque sortes, devenus pour certains aussi recherchés que les films dont ils parlent, et dont les visuels annoncent fièrement la couleur d’une culture alternative alors peu connue du grand public. Un trésor caché à redécouvrir.
Re/Search n°10 : Incredibly Strange Films est, comme son nom l’indique, le 10ème numéro d’une revue américaine qui est en elle-même un objet de culte, puisqu’elle documenta pendant des années sur les différentes formes de musiques et d’art transgressif issus de la mouvance post-punk et industrielle. Sorti pour la première fois en 1985 et réédité plusieurs fois depuis, ce numéro fut le seul à s’intéresser au cinéma, mais le fit d’une manière inédite en rassemblant toutes les formes de films « incroyablement étranges » qui ont émergé du courant dit « d’exploitation » aux États-Unis et ailleurs : des genres aussi divers que les films de motards, les films de LSD, les films de délinquance juvénile où éducatifs, les films de catch mettant en scène le personnage de Santo, les « beach party » movies, les « women in prison » où les Mondo movies, documentaires chocs italiens tournés dans la foulée de Mondo Cane… L’ouvrage s’intéresse également à des réalisateurs emblématiques dont certains ont d’ailleurs connu par la suite un regain de célébrité : Russ Meyer, Herschell Gordon Lewis, Frank Henenlotter, Larry Cohen, Doris Wishman, David F. Friedman, Ed Wood et bien d’autres… Une compilation unique et passionnante où les divers contributeurs font preuve d’une érudition impressionnante ainsi que d’un humour typiquement anglo-saxon…
La défunte maison d’édition Creation Books, malheureusement aujourd’hui plus connue pour ses déboires judiciaires qu’autre chose, fut aussi en son temps, aux côtés de Re/Search l’un des piliers de la culture underground, éditant quelques-uns des ouvrages les plus subversifs des années 90 et 2000. Creation Cinema, sous-division de la maison, reste encore aujourd’hui le plus exhaustif laboratoire de recherche sur tout ce que le cinéma mondial a produit comme objets bizarres, inclassables, dangereux ou simplement excentriques. De cette collection essentielle, la Cinémathèque de Toulouse possède un bon nombre de titres incontournables :
Meat is Murder ! : An Illustrated Guide to Cannibal Culture de Mikita Brottman,
Babylon Blue : An Illustrated History of Adult Cinema de David Flint,
Deathtripping : The Cinema of Transgression de Jack Sargeant,
Inside Teradome : An Illustrated History of Freak Film de Jack Hunter,
The Satanic Screen : An Illustrated Guide to the Devil in Cinema de Nikolas Schreck,
Lost Highways : An Illustrated History of Road Movies de Jack Sargeant et Stephanie Watson,
Bad Blood : An Illustrated Guide to Psycho Cinema de Christian Fuchs…
Autant d’ouvrages hors normes soulevant tout un pan secret du 7ème art, pour ceux qui aiment entre autres les monstres de foire, les vampires de la Hammer, l’érotisme, le cannibalisme, les punks et les tueurs en série. Des objets rares, devenus à la suite de la débâcle de Creation Books totalement introuvables… et lisibles ici.
On termine ce tour d’horizon avec un dernier ouvrage, lui aussi un pur objet de collection : Mondo Macabro : Weird & Wonderful Cinema Around the World de Pete Tombs. Producteur et réalisateur télé, spécialiste du cinéma d’exploitation, Tombs a documenté à partir des années 90 toutes les productions les plus exotiques et étranges en provenance de Hong Kong, des Philippines, de l’Indonésie, l’Inde, la Turquie, le Brésil, l’Argentine, le Mexique et le Japon… Si vous voulez tout savoir sur les films de vampires musicaux et les space operas d’un autre monde, ce livre est fait pour vous. Une mine d’informations, richement illustrée.