Une rétrospective à la Cinémathèque de Toulouse projette l’intégralité des longs métrages de fiction et quelques documentaires de Martin Scorsese. Retour sur un parcours américain.
Famille
Né en 1942, Scorsese a fait de la famille l’un des moteurs de son cinéma : «J’ai été élevé dans un milieu très conservateur. Parler de classe populaire ne serait pas pertinent. Nous étions en dessous, dans l’un des quartiers les plus pauvres de New York. Le monde de mes parents, celui de mes grands-parents, reproduisait sur le continent américain l’étroitesse du petit village sicilien dont ils étaient originaires. Ils m’ont inculqué un mode de pensée étriqué, hérité du Moyen Age. Sauf que j’ai grandi dans l’Amérique des années 1960, au moment où cet ancien monde, dans lequel j’avais un pied, était bouleversé par les valeurs de la contre-culture. Parmi celles-ci, il y a la musique de Bob Dylan et des Rolling Stones. Les conséquences sont incommensurables : j’appartiens à la première génération d’immigrants italiens qui a choisi de devenir américaine.»(1)
Musique et cinéma
«Dans ma famille, dans mon quartier, nous étions plus méditerranéens qu’américains, mais mes parents ont tout fait pour me permettre d’accéder à la réussite américaine. Mon père n’avait pas fait d’études et travaillait dans un pressing, mais il a payé pour que j’aille étudier à l’université de New York. Chez moi, tout le monde me prenait pour un fou quand j’ai dit que je voulais faire du cinéma. Et j’y suis parvenu ! Grâce à ces deux vertus américaines, le mérite et le travail, qui permettent d’évoluer, de grimper l’échelle sociale.»(2)
«Le rock est l’essence de mon cinéma, il exprime les sentiments de mes personnages. C’est la bande-son de leur vie. Nous écoutions la musique des Stones dans la rue, c’était le décor de notre vie. Je me demandais, adolescent, comment je parviendrais à transposer les moments les plus dramatiques de mon existence à l’écran, ce que j’ai finalement réussi avec « Mean Streets ». Je le dois aux Rolling Stones. Ils ont d’abord fait en musique ce que je rêvais de faire au cinéma. Sans eux, je ne serais pas là.»(1)
Little Italy
New York est le cadre de la plupart des vingt-trois films de fiction de Martin Scorsese sortis à ce jour, tous projetés à la Cinémathèque de Toulouse. En 1973, il tourne « Mean Streets » dans le quartier de Little Italy. «Le quartier où j’ai grandi a disparu. Même s’il existait, je n’y aurais plus ma place. Je ne l’ai jamais eue. Mes maladies, mon asthme, ma petite taille, mon aspect chétif, ma façon de penser me mettaient à l’écart. Gamin, je ne pouvais jouer au base-ball avec mes copains à cause de cet asthme. Il fallait rentrer chez moi. Cela vous semble exagéré mais c’est ainsi. J’ai essayé de jouer le jeu, mais je me retrouvais systématiquement à l’écart. J’ai alors tenté d’appartenir à Hollywood. Ça n’a pas non plus fonctionné. Là encore, ils m’ont mis dehors.»(1)
« Mean Streets »
«Au début des années 1970, juste après « Mean Streets » (photo), j’ai pensé que je pourrais couper mes racines. Je rêvais d’être le réalisateur-sous-contrat-avec-un-studio capable de tourner un musical, puis un thriller, puis un western. J’ai rapidement compris que je ne pourrais raconter que ce qui était moi : mon quartier, mon univers, mon expérience, mon père, ma mère. […] Mon père savait que, si l’on n’était pas affilié au syndicat du crime, il fallait s’arranger pour vivre avec et s’en faire respecter. Il était très prudent, il veillait à ne jamais demander de faveur. Mais il était forcément concerné, car son jeune frère était, lui, directement impliqué. Mon père n’avait pas fait d’études, il savait qu’il ne quitterait jamais le quartier. J’ai attendu d’avoir vingt ans pour comprendre à quel point, toute sa vie, il avait été sur la corde raide. Beaucoup de mes personnages ressemblent à ces gens-là. « Mean Streets » tient presque du reportage : c’est mon histoire et celle de mes amis, certes, mais c’est aussi – et je m’en suis rendu compte après la mort de mon père – un prolongement de ce qu’il vivait avec son frère et qu’il nous racontait par bribes quand il rentrait à la maison. Ils étaient aussi proches que le sont Harvey Keitel et Bob De Niro dans le film.»(3)
« New York, New York »
« Taxi Driver » remporte en 1976 la Palme d’or au Festival de Cannes. Il signe l’année suivante « New York, New York » (photo), une comédie musicale : «Je m’imaginais réaliser un grand succès, dans la tradition des comédies musicales de la fin des années 1940, avec une approche plus naturaliste, inspirée de John Cassavetes. Tout a déraillé en plein tournage. En voyant Robert De Niro et Liza Minnelli devant ma caméra, j’ai compris que je mettais en scène une histoire d’amour impossible entre deux artistes. Quand j’ai rencontré pour la première fois Jean-Luc Godard, il m’a tout de suite fait remarquer que ce film raconte avant tout cela. Or, un amour impossible est une hérésie dans l’univers de la comédie musicale de l’âge d’or hollywoodien. Il y a bien « les Pièges de la passion » [1955], de Charles Vidor, mais l’échec de la romance entre Doris Day et James Cagney s’explique par le fait que ce dernier est un gangster. En montrant une histoire d’amour impossible, je pointais aussi autre chose : l’acte de décès du Hollywood avec lequel j’avais grandi et dont je rêvais encore.»(1)
« Raging Bull«
En 1980, Scorsese retrace la vie de Jake LaMotta, interprété par Robert De Niro, dans « Raging Bull »: «L’échec de « New York, New York », après le succès commercial de « Mean Streets », d’ »Alice n’est plus ici » et de « Taxi Driver », avait été douloureux. Pendant deux ans, j’ai dérivé, je vivais une sorte d’exil dans ma tête, doutant de pouvoir jamais refaire un film qui me tienne autant à cœur. À mon grand étonnement, j’étais encore vivant. Poussé par De Niro, j’ai compris comment je pourrais faire « Raging Bull ». J’y ai mis tout ce que je savais, tout ce que j’étais, comme dans un générique de fin. D’ailleurs, je pensais sincèrement que ce serait mon dernier film en Amérique. J’avais décidé de m’installer en Italie, où il était prévu que je réalise des fictions mais aussi des documentaires pour la RAI.»(3)
Spiritualité et religion
Rongés par la culpabilité, à la recherche d’une rédemption, de nombreux héros de Scorsese sont l’héritage de sa jeunesse, époque où il se destinait à la prêtrise. En 1988, il adapte le roman de Nikos Kazantzákis « la Dernière Tentation du Christ »: «Je suis catholique, je me situe à l’intérieur des rituels, du dogme, des questions, de la texture même de l’église catholique. Dans « la Dernière Tentation du Christ », j’essayais de concilier à la fois l’essence divine de Jésus et son côté humain. Ce qui était, d’ailleurs, le propos du roman de Nikos Kazantzákis. J’ai toujours été attiré par ce qui, dans notre nature, relève de la spiritualité. Dans Little Italie, cette partie du Lower East Side de Manhattan où j’ai grandi, je voyais que les disputes, les discussions, les conflits se réglaient par la violence ou par la menace de violence. Puis j’allais à l’église, où j’entendais parler de compassion, d’amour, de compréhension. Cette dualité, présente en chacun de nous, m’a toujours fasciné. En préparant « la Dernière Tentation du Christ », je me suis aperçu que ce qui m’empêchait d’avoir une vision claire de la spiritualité, c’était précisément la religion. Avec « Kundun », la question ne se posait pas. Il ne s’agissait pas de faire un film de propagande, ni une épopée historique, ni une bio filmée au sens habituel du terme. Mais bien plutôt un portrait spirituel du Dalaï-lama. Le vrai sujet, c’est l’épreuve qu’il subit à cause de ses convictions spirituelles, et qu’il doit défendre par la non-violence. On ne peut pas traduire cela en recourant à la dramaturgie de tradition occidentale.»(3)
Sérénité
«Avec « Kundun », je me dévoile peut-être plus ouvertement. Je dévoile un aspect de ma personnalité que je revendique depuis, disons, le milieu des années quatre-vingt : la recherche d’une certaine sérénité. Entre 1981 et 1983, j’ai vécu une époque extrêmement intense, mais j’ai fini par me demander si toute ma vie, ça allait être ça : la recherche d’une soirée encore plus démente, d’une rencontre encore plus sauvage, d’une drogue encore plus puissante que les précédentes. Je n’aurais pas survécu, j’ai d’ailleurs failli crever. J’ai donc en quelque sorte coupé les ponts. J’ai senti que je ne pouvais plus continuer à faire les films comme je les faisais. Ce qui se rapproche le plus de l’énergie nerveuse, agressive, bagarreuse qui était le matériau même de « Taxi Driver » et de « Raging Bull », c’est « la Dernière Tentation »… Au moment des « Affranchis » (photo), j’étais devenu nettement plus… serein. Il me fallait trouver une nouvelle voie, une nouvelle vie. Bêtement, je tenais à survivre. En tant qu’homme, mais aussi – et ça se rejoint – en tant que cinéaste. Je savais que je ne ferais jamais de film dans le moule hollywoodien. J’avais essayé avec « la Couleur de l’argent », l’expérience ne m’avait pas parue concluante. Je savais aussi que je devais rester dans le système : j’avais besoin de l’argent des studios. De plus, je me posais pas mal de questions sur les films eux-mêmes. Certes, je ne manquerais pas de “sujets à traiter”, mais comment les traiter ? Raconter toujours les mêmes histoires – début, milieu et fin ? Le bon et le méchant ? Quel ennui ! Alors que la qualité primordiale d’un film, c’est ce qu’il a d’ineffable – qu’on ne peut décrire avec des mots -, et qui passe par l’émotion. Depuis, à part « les Nerfs à vif », j’ai essayé de traiter de sujets qui ont un rapport avec ce que je suis devenu, cet autre aspect de moi que je trouve finalement nettement plus intéressant.»(3)
Crime organisé
Avant « Casino » (photo) en 1995, et « les Infiltrés » en 2006, le cinéaste s’intéresse au crime organisé avec « les Affranchis », inspiré du livre de Nicholas Pileggi retraçant vingt cinq années de l’épopée réelle du clan Henry Hill : «En 1983, j’ai connu le plus gros échec commercial de ma carrière avec « la Valse des pantins ». Ensuite, même si je continuais à tourner, j’ai vécu avec anxiété et tristesse une espèce de traversée du désert. Les gens m’avaient oublié, moi et mes films. Jusqu’à l’automne 1990, où est sorti « les Affranchis »…»(3)
«À la fin du tournage des « Affranchis », je m’aperçois que j’ai trouvé ma manière de filmer. Je m’aperçois aussi que le style de ce film, violent et drôle, pathétique et décontracté, est le plus proche de mes premiers courts métrages sur Little Italy»(4)
«Je ne suis pas fasciné par les gangsters, mais ils font partie du paysage de mon enfance. Ils étaient là. Certains membres de ma famille travaillaient avec eux parce qu’ils imposaient leur système. Il y avait la parole donnée, et, si on ne la respectait pas, il fallait payer. Dommage que ce langage soit pratiqué par des criminels. Mais c’était le monde de mon père. À ma génération, tout a changé. Beaucoup de mes amis sont devenus médecins, avocats. La société est complètement différente.»(2)
Jérôme Gac
une chronique du mensuel Intramuros
Rétrospective du 1er au 26 juin,
à la Cinémathèque de Toulouse,
69, rue du Taur, Toulouse.
Tél. : 05 62 30 30 11.
(1) Le Monde 2 (12/04/2008)
(2) Le Figaro (26/11/2005)
(3) Télérama (13/05/1998)
(4) Libération (08/01/2003)
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photos:
« Casino », « Mean Streets »,
« New York New York »
© collections La Cinémathèque de Toulouse
« Les Affranchis » © Warner Bros