Ils auraient tort les organisateurs du cycle Grands Interprètes de se priver d’un tel artiste. Le faire venir et revenir si souvent, certains grincheux vont dire, il y a bien d’autres pianistes, alors pourquoi lui encore ? L’accueil du public et les applaudissements de fin de concert sont suffisamment parlants voire démonstratifs pour donner la preuve que ce choix se révèle toujours aussi judicieux. Pas de lassitude au rendez-vous, et on remarque même une Halle aux Grains, affichant presque complet, avec pas loin de deux mille auditeurs et spectateurs.
Inutile de se livrer à une analyse du concert lui-même mais, il est permis de relever deux ou trois points, le premier étant que, par quel miracle, la concentration du public se révèle quasi immédiate, et cela tousse et toussote moins que dans certaines salles avec dix fois moins de personnes dans les travées. C’est sûrement dû à tout l’art charismatique de Grigory Sokolov. Le deuxième est que les œuvres consacrées à ce piano d’un romantisme exacerbé paraissent tout de suite, bien pâles et convenues chez d’autres interprètes.
Troisième point, la première partie dédiée à Schumann nous a persuadés, dès la première note, que l’artiste semblait avoir à disposition une sorte de trébuchet virtuel capable de soupeser chaque note, je dis bien, chaque note. Une telle s’élève tel un flocon de duvet d’oie pour rejoindre la verrière. Telle autre s’enfonce sous le plancher comme le contrepoids le plus lourd qui se puisse trouver dans une vieille comtoise d’aïeule. La musicalité est permanente, sans ampli caché sous les marteaux, auquel on pense quand on s’étonne de telles sonorités. L’homme est sans esbroufe, ni mèche à remettre à sa place toutes les dix secondes, ni main qui s’élève vers Dieu avant de retomber en toute démonstration inutile. C’est Schumann qui habite alors l’artiste, qui nous le transmet dans toute sa splendeur.
L’Arabesque qui a la lourde tâche de nous mettre en condition ne faillit pas. Normal, Sokolov a répété jusqu’à 19h 30. Il est déjà corps et âme immergé dans son instrument. Ce ne sont pas ses premières gammes de la journée. La Fantaisie subjugue et nous fait nous interroger. Est-ce bien la Fantaisie de Robert Schumann ? Assurément. De la première partie, Robert Schumann écrivait à Clara : « C’est sans aucun doute, le passage le plus passionné que j’ai jamais écrit, une plainte déchirante pour toi. » On ne peut qu’acquiescer. Après une partie médiane très virtuose, ce sera un Rondo aux accents chevaleresques puis un finale poétique à souhait. A l’entracte, l’enthousiasme emplit déjà la Halle.
Coup de grâce en deuxième partie avec Chopin. Deux Nocturnes que l’on croit connaître par cœur, et que l’on redécouvre. Sans parler de la Sonate n°2, cette ensorcelante avec ses élans passionnés souvent bouleversants. Juste un mot sur l’iconique “Marche funèbre“ composée, paraît-il, en premier. Ni allongements indus, ni rubatos mal placés. Les premières notes semblent avoir donné rendez-vous à une centaine de corbillards avançant lentement et transportant toutes les misères du monde. Quant à la reprise, ce sont de véritables descentes en terre abyssales. Un régal. Ouf, le finale, un peu pour ressusciter. Il est comme une nuée de chardonnerets voletant sur le clavier. On ne s’en lasse pas. Point final. D’autres ont pu y voir : « le sifflement morose des vents par-delà les tombes. » ou encore : « une fantasmagorie sublime et géniale, d’une poésie élevée.» Au choix. Deux violents accords fortissimo écrivent le mot Fin. Psst ! et l’artiste s’échappe après deux courbettes, une pour le parterre, l’autre, pour personne, comme précédemment.
Mais, Sokolov va savoir nous remercier pour notre écoute attentive, disons-le, et ce n’est pas moins d’une troisième partie qu’il va gratifier son public de fidèles et de futurs, avec deux Moments musicaux de Schubert, deux Mazurkas et un Prélude de Chopin et pour clore Canope de Debussy. La tête s’est enfoncée un peu plus dans les épaules, à la limite de disparaître. C’est terminé. Un public, plein de ravissement, quitte enfin la Halle.
Merci Monsieur Sokolov et, à l’an prochain, ou dans deux ans, mais pas trois, ce serait nous punir !!
A ceux qui pourraient s’étonner que le concert n’ait pas débuté à 20h précises, le retard est à imputer aux fouilles des sacs à l’entrée par mesure de sécurité, ce dont on ne se plaindra pas. Grigory Sokolov était bien à l’heure, arrivé la veille, ayant passé la journée à régler le piano, et à répéter jusqu’à 19h30, prié par la régie de bien vouloir laisser rentrer le public, et pour un ultime réglage, l’accordeur. Sans oublier le souhait de l’artiste concernant les lumières faisant disparaître les rangées du public et baigner la salle dans une semi-obscurité du meilleur effet. Effet à renouveler.
Michel Grialou
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