Réflexions futiles, choses vues et souvenirs inspirés par la ville et ceux que l’on y croise.
Je ne sais plus dans lequel de ses livres le philosophe Jean-Claude Michéa – auteur d’essais magnifiques comme Orwell, anarchiste tory, L’Enseignement de l’ignorance ou Le plus beau but est une passe – utilise la lumineuse expression de « destruction des villes en temps de paix » à propos des ravages commis par l’architecture moderne et la marchandisation au cœur même des vieilles cités. Cette expression, je l’ai vécue et ressentie dans ma chair, si je puis dire, notamment lors des travaux qui défigurèrent durant de très longues années la rue Alsace-Lorraine au début du XXIème siècle.
La « rénovation » de cette artère me sidéra par son extrême lenteur et la violence, aussi bien sonore que visuelle, de sa métamorphose. J’empruntai la rue Alsace (et d’ailleurs l’emprunte toujours) au moins deux fois par jour, de sa fin à son début et vice-versa. Pendant des années, de jour comme lorsque la nuit était tombée, le sentiment de traverser une ville en guerre, ou du moins bombardée, m’assaillait au spectacle des trottoirs éventrés, des blocs de pierre suggérant d’éventuelles barricades, des déchets divers sur la chaussée, des zones où le sol était redevenu terre, des bulldozers et autres machines – vrombrissantes le jour, dormant la nuit mais non moins inquiétantes avec leurs silhouettes évoquant des tanks abandonnés faute de combattants. Le mitraillage des marteaux-piqueurs accompagnait parfaitement cette vision d’apocalypse à laquelle il fallut s’habituer car, de toute façon, l’humain s’habitue à tout, surtout au pire. La paix revenue, le résultat me consterna. Tant de gêne, de bruit, de laideur, de dommages collatéraux causés aux riverains, aux commerçants et aux simples passants pour ça…
Nous avions donc troqué cette rue sans charme particulier – à l’exception de quelques bâtiments tels une partie du musée des Augustins, la façade art déco de l’ancien immeuble de La Dépêche et autres curiosités ne se révélant qu’aux piétons flânant le nez en l’air – mais fonctionnelle, pour une vulgaire galerie commerciale à ciel ouvert. La nouvelle rue Alsace est piétonne, mais ouverte tout de même aux véhicules sans oublier les puissantes divisions de cyclistes, pilotes de deux-roues motorisés, rolleristes, trottineurs, skaters et autres usagers d’engins glissants dont je ne connais pas le nom et qui suscitent, encore pour le moment, une certaine curiosité chez une partie de la population qui les découvre. Aux heures de pointe la semaine et le samedi en continu, les flux se croisent, se heurtent, se contournent, se doublent, s’invectivent parfois. Une autre « guerre » se joue, globalement pacifique si l’on oublie les victimes ici renversées par un cycliste ou autre individu fonçant sur son engin. C’est une histoire de territoire et d’espace. Pour parcourir la rue Alsace, il faut jongler avec les obstacles, esquiver, établir des stratégies de déplacement fines et mouvantes. Une petite aventure moderne.
Je n’ai pu m’empêcher de ressentir un certain effroi en lisant dans la presse locale que les futurs travaux de la gare Matabiau et des alentours dureraient au moins jusqu’en 2030. Je sais bien qu’une ville doit bouger, avancer, se moderniser, mais cette perspective de quinze ou vingt ans de travaux forcés m’inquiète un peu et je fais mienne la complainte du poète : « La forme d’une ville change plus vite, hélas, que le cœur d’un mortel ». On sait ce que l’on perd dans ces métamorphoses, on ne sait jamais ce que l’on va éventuellement gagner. La rue Bayard et les allées Jean-Jaurès vont aussi faire peau neuve. Pour ces dernières, c’est le projet de « ramblas » qui a été retenu, c’est-à-dire une configuration assez proche de celle qui existait à la fin du XIXème siècle et au début du XXème. Ce retour vers la « Belle époque » me réjouit dans son principe, en attendant d’en découvrir dans quelques années la réalité. J’y vois un hommage du présent au passé, un hommage comme ceux que rend, parfois et trop rarement, le vice à la vertu.
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