Inspiré de son histoire familiale au cœur d’une troupe de théâtre itinérant, deuxième film de Léa Fehner, « les Ogres » se regarde comme une fiction où il est question de perte et de naissance, d’amour et d’utopie.
À les voir s’aimer, se tromper, se déchirer, pleurer, les personnages des « Ogres » ressemblent à ceux d’une pièce de Tchékhov. Pourtant, ce n’est pas « la Mouette », œuvre relatant les amours passionnées entre artistes de théâtre, que jouent les comédiens du film de Léa Fehner mais « l’Ours » et « la Noce ». Deux nouvelles rappelant le fameux « Cabaret Tchékhov » que jouait il y a une vingtaine d’années sous son chapiteau L’Agit, la compagnie toulousaine itinérante et engagée dirigée par François Fehner et Marion Bouvarel. Car Léa Fehner est bien la fille de…
Pour son deuxième long métrage, sept ans après le très réussi « Qu’un seul tienne et les autres suivront », la réalisatrice s’est inspirée de la vie de ses parents. Elle les a mis en scène, entourés d’une troupe de comédiens, chanteurs, clowns et acrobates bruyants et débridés. Nous les suivons dans un été finissant, de ville en ville, faisant halte avec chapiteau, caravanes, enfants et oies pour donner un spectacle bigarré entre théâtre et cirque. Bien qu’autobiographique, « les Ogres » se regarde comme une fiction où il est question de perte et de naissance, d’amour et d’utopie. À l’intérieur de ce microcosme foisonnant, se joue un concentré de comédie humaine avec ses scènes de jalousie, ses adultères, ses engueulades, ses désespoirs, ses colères, ses rires et ses larmes. La vie, ils la croquent à pleines dents, comme leurs enfants mal débarbouillés, jouant livrés à eux-mêmes le matin, quand les adultes ont trop fait la fête le soir.
Dans le milieu du théâtre, enfance de l’art, la comédie c’est 24 heures sur 24. Elle est une façon de désamorcer les tensions et de surmonter les peines dans un collectif qui se fait régulateur de conflits, mais pousse aussi à une impudeur parfois difficile à vivre. Ici, qu’il s’agisse d’une scène de ménage tournant au simulacre de vente aux enchères, ou d’un règlement de compte intime se terminant en une gargantuesque bataille générale de couscous, excès rime avec vie… Rien n’est plus difficile que représenter le théâtre à l’écran. Pourtant, Léa Fehner y réussit, passant avec fluidité des coulisses à la scène, du collectif à l’individualité. Et parvenant à camper une galerie de personnages complexes, aussi épuisants qu’attachants, aussi cruels que fragiles.
En contrepoint de ce portrait effervescent et haut en couleurs de la vie en communauté, le film opère quelques percées intimistes au travers de deux intrigues personnelles. Il y a Déloyal, personnage insolent et désespéré inspiré de « Platonov », qu’interprète un Marc Barbé tout en fêlures. En forme de ronde enivrée, à bout de souffle, c’est avec douceur et tendresse – et accalmie ! – que la caméra de Julien Poupard vient embrasser sa présence d’animal meurtri dans ce film réalisé essentiellement à la steadycam.
Léa Fehner rend un vibrant et sincère hommage au monde du théâtre forain dans cette œuvre solaire. En dehors de toute la tribu Fehner, on reconnaîtra d’autres agitateurs agités comme Philippe Cataix, compositeur et accordéoniste qui signe la majeure partie de la bande originale, ou encore Ibrahima Bah, Nathalie Hauwelle, Thierry de Chaunac… Tous les accessoires sont réalistes – pour cause : ils proviennent de l’Agit ! –, du chapiteau aux affiches de spectacles dessinées par Marion Bouvarel, en passant par le sublime lustre en verres de vodka !
Le film a toutefois les défauts de ses qualités : son empathie le fait souffrir d’un manque de distance et sa générosité se retourne contre lui. À vouloir embrasser trop de choses et faire exister ces nombreuses singularités dans un souci d’équilibre, le jeu et le cadre sont étouffés par une mise en scène trop écrite qui cherche explicitement à capter les enjeux dramatiques entre les protagonistes. Le parti pris de Léa Fehner étant de «montrer», de «représenter» la vie au quotidien d’une troupe dont l’essence même est de se donner à voir, il tend parfois vers un voyeurisme qui peut toucher ses limites lors de séquences mélodramatiques un peu encombrantes.
La force du film tient surtout en sa puissance de vie et de liberté qui vous emporte, et en son grand éclat de rire enfantin qui semble dire «s’en fout la mort» ! Et « les Ogres » de s’achever sur des images d’enfant, symbole d’espoir et de renouveau. Parce que le chemin doit continuer malgré le drame, l’âge, la fatigue, les frustrations et la précarité. Une fin qui résonne comme la dernière phrase dans « les Trois sœurs »: «Il faut vivre ! La musique est si gaie, si joyeuse !».
Sarah Authesserre
une chronique du mensuel Intramuros
« Les Ogres », de Léa Fehner,
avec Adèle Haenel, Marc Barbé, Lola Dueñas, François et Inès Fehner, etc. (2h25)
Déjà en salles.