Jusqu’au 22 mai, c’est la plus importante monographie consacrée à l’artiste en France depuis sa disparition en 2012. Cette expo aborde l’ensemble de son œuvre, des autoportraits de jeunesse aux grands formats des années 2000. Toutefois, elle ne retient pas la manière chronologique pour ce faire, mais elle se compose plutôt de sept ensembles, déduits à partir d’une œuvre ou d’un ensemble. “Terre d’illusion“, “Histoire naturelle“, “Complémentaire“, “Combinaisons“, “Envers“, “Dépose“ et “Quotidien“ sont les sept chapitres de l’expo.
« Lorsque vous regardez, ne pensez jamais à ce que la peinture (ou n’importe quoi de ce monde) “doit être“, ou à ce que beaucoup de gens voudraient qu’elle soit seulement. La peinture peut tout être. Elle peut être un éclair de soleil en pleine bourrasque. Elle peut être un nuage d’orage. Elle peut être le pas d’un homme sur le chemin de la vie, ou, pourquoi pas, un pied qui frappe le sol pour dire “assez“. Elle peut être l’air doux et rempli d’espérance du petit matin, ou l’aigre relent qui sort d’une prison. Les taches de sang d’une blessure, ou le chant de tout un peuple dans le ciel bleu ou jaune. Elle peut être ce que nous sommes, ce qui est aujourd’hui, maintenant, ce qui sera toujours. Je vous invite à jouer, à regarder attentivement…je vous invite à penser. » Antoni Tàpies, La pratique de l’art.
Chez lui, dans son espace, son quotidien, c’est un autoportrait qui dit Tapies confronté à la fois à la guerre civile et à l’épreuve de problèmes de santé, cœur et poumons surtout. Il se sert de sa propre personne. Nous sommes en 1940-43. Le jeune homme a tout juste 20 ans. Il nous offre une sculpture livre.
Deux œuvres dont l’une avec une enveloppe plus empreintes vous dit tout sur les longues heures passées à lire et à méditer puisque l’homme est malade, relativement handicapé. Il a beaucoup lu, des ouvrages venant de partout. Son savoir littéraire est immense. Il aura quelques forces pour fonder une famille qui va le passionner. On remarquera le tableau avec les cinq serviettes de table, une sorte de portrait de famille sans portrait, ce qui rejoint son schéma intellectuel dans le genre être visible mais souvent non visible, tout le mystère de la trace et de l’écriture, et comme dans un autre tableau, ce lit sans corps mais pour illustrer sa présence des draps froissés, ou un pelochon enfoncé. A la dualité qu’il refuse, il préfère la complémentarité : « J’ai depuis longtemps été préoccupé par les traditionnelles oppositions manichéennes – ce que l’on appelle la schizophrénie européenne – qui caractérisent bien des idées en une dissection artificielle de la réalité : objectivité/subjectivité, matière/esprit, réalisme/idéalisme, âme/corps, etc……A. Tàpies
Matiériste, matiérisme, la matière occupe d’abord les marges, elle devient ensuite un sujet, la terre, le sable, la poussière, liquides divers, chiffons, ……Ici, le lit a quatre pieds mais aplatis pendant qu’il est redressé et qu’on peut plus facilement se projeter dans le tableau. Beaucoup de traces de poussière. C’est un exemple type de technique mixte avec latex, peinture et autres matériaux. On repère les traces du crâne sur la couverture. Pour Tapies, la trace est aussi importante que la matière elle-même. L’épaisseur de la matière peut être ailleurs considérable. Elle définira la dimension que son auteur veut lui donner, confidentielle, plus réelle, ou cosmique.
La négation du tableau-fenêtre crée chaque fois, non pas un mur quelconque, mais le mur absolu ».
Pintura romanica i barretina 1971. Fresque romane et non toile, à demi-effacée, cet effacement est un encouragement à l’inclusion d’objets, pratique devenue courante chez l’artiste, comme la corde et les nœuds. Il emprisonne la barretina. 1971, assemblage de la fresque et de la barretina, le béret catalan. Référence à l’architecture romane et la langue qui rallie les deux contrées séparées juste par les Pyrénées. 1971, c’est la fin de la dictature qui est tombé sur la famille de libraires. Franco a muselé le père avocat. Le garrot et la chaise sont bien la représentation de la torture par strangulation, la corde et la barretina, c’est une autre lecture encore, et si le corps du supplicié est absent, c’est un hommage à celui qui fut le dernier supplicié de cette guerre fratricide, le dernier condamné à mort.
Ce sont des souvenirs qui me viennent de l’adolescence et de mes jeunes années prises entre des murs, les murs entre lesquels j’ai vécu les guerres. »
Jamais on ne se pose la question du dos de l’œuvre et en peignant de l’autre coté, c’est la fenêtre qui se matérialise ainsi. Jamais on ne s’intéresse au dos qui nous donne à voir le châssis et on ne voit plus que les bords de la toile. Tapies décide d’un total renversement de perspective. Observons Pintura-Bastidor – 1962 ou Pantalon sobre bastidor – 1971. N’oublions pas le geste du peintre qui, lorsque la tâche est terminée, retourne sa toile pour l’aligner avec d’autres contre le mur donnant ainsi à voir l’envers, et on peut ainsi repérer encore la croix, du châssis, et même la flèche qui indique le haut et donc le bas. Tapies poursuit sa démarche de la complémentarité, l’endroit et l’envers, une forme de provocation toujours, les images de l’Espagne franquiste omniprésentes, tout comme celle de lui-même prisonnier de sa santé, et de toutes ses conséquences.
“Parla, parla“ à l’envers sur cet immense châssis qui semble être comme un résultat des œuvres précédentes, une sorte de table avec les traces des travaux précédents, des traces multiples, pot de vernis, un liquide corrosif, des bandes de tissu ou bandages ou baumes. Mais une surface très travaillée, qualité qui se repère à distance ou de très près. “parla, parla“ en plein milieu ne peut se rater, et si l’on se rapproche, on ne peut pas ne pas être happé par cette tête avec ses dents pointues, une tête qui semble subir comme une strangulation, encore une réminiscence des séances de torture de cette guerre si présente toujours dans l’esprit du peintre, une strangulation dont la violence est bien en rapport avec le “parla, parla“, parler sous la torture. Il ne dit pas “habla, habla“ mais bien “parla, parla“ et cet immense procédé mixte sur bois ne peut que finir par parler.
Surtout, ne pas faire l’impasse sur le chapitre Histoire naturelle. Réalisée entre 1950 et 1951, cette série est exceptionnelle. Ouvertement politique, elle est contemporaine de son séjour, à Paris, de son approche de la théorie marxiste. La verve surréaliste et dadäiste est immense. Chaque tableau se doit d’être ausculté. Les trouvailles sont à foisons. Et déjà la croix est là : regardez l’autoportrait avec la mèche sur la tête !
Michel Grialou
Les Abattoirs
exposition jusqu’au 22 mai 2016
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