Peut-être que la raison du succès est plus simple qu’il n’y paraît. Même si les affiches mettaient en avant les deux principaux chanteurs davantage que l’ouvrage, force est de constater que le succès rencontré par ce concert avec une Halle-aux-Grains pleine à craquer est plein d’enseignements. Non, le public n’a pas besoin d’être distrait par une mise en scène pour écouter trois heures et demi de musique. Quand on sait la laideur ou la bêtise de certaines mises en scène, il convient de dire combien cette Alcina en version de concert a été théâtrale. Une équipe de chanteurs cooptés et au service d’une des plus belles partitions d’un génie baroque arrive avec des regards, des déplacements sobres, des gestes esquissés à faire comprendre des sentiments ou des situations complexes. Les laisser s‘exprimer est bien préférable à certaines directions d’acteurs alambiquées. Nous tenons peut-être là, la recette de l’émotion lyrique du moins tant que le rôle des metteurs en scènes sera si disproportionné.
Immense Alcina, de passion et d’émotions….
Parfaitement à l’aise sur scène chaque chanteur a su insuffler tant dans les récitatifs que dans les airs toute la force des personnages, s’appuyant souvent par un regard vers les instrumentistes les accompagnant. L’orchestre plutôt chambriste a fait preuve d’une virtuosité parfaite et d’un engagement réconfortant. La direction d’Ottavio Dantone est précise et souple, laissant une large part aux respirations si essentielles et même au silence. Le dosage entre orchestre complet, quatuor à cordes, ou basse continue durant les airs da capo a permis une belle aération pleine de vie. Proche des musiciens comme des chanteurs, Ottavio Dantone passe de la direction au clavecin avec une aisance confondante et une naturel total. Il obtient de son orchestre de belles nuances, des couleurs variées permettant au chant de se développer dans un écrin magnifique.
Nous parlerons du chant tant cette équipe est soudée dans un art du bel canto au sommet. Chacun, et même dans les plus petits rôles, a été magistral. Ainsi la voix ronde et homogène de Hasnaa Bennani a donné au jeune Roberto toute la flamme de sa fraîche jeunesse, puis aborde un « Barbara » à l’acte 3 plein d’énergie. Christian Senn en Melisso a su camper avec vitalité le mentor qui cherche a remettre chacun à sa place. La beauté du timbre, la conviction de l’expression sont celles qui conviennent à ce personnage positif. Le ténor Anicio Zorza Giustiniani arrive dans un rôle un peu ingrat, à en dessiner plusieurs facettes. Le timbre est délicieusement chaud et sa capacité à vocaliser à pleine voix, avec des fioritures incroyables dans les reprises, est du grand art. Les longues phrases, les lignes parfaitement galbées forment un art du chant assez inhabituel pour un ténor. La précision des récitatifs donne de la force au personnage habituellement moins présent. Sa coquette amoureuse est incarnée par la pulpeuse Emöke Barath qui allie des qualités vocales rares en terme de beauté et chaleur du timbre de soprano aigu et des capacités d’alanguissement de haute séduction. La finesse du jeux, le charme des regards, associés a une grande musicalité , tout permet de prédire à cette jeune chanteuse une très belle carrière.
Le rôle de Bradamante même au théâtre est souvent sacrifié en raison de son ton moralisateur. Ce soir la belle mezzo soprano Delphine Galou avec des geste élégants et fluides, mais surtout l’humour qu’elle sait y mettre, prend une dimension bien plus sympathique qu’au théâtre. Quel timbre de bronze, quelle ligne de chant ; quelle assurance dans les vocalises de colères comme de passion !
Pour finir, nous devons mettre en vedette deux chanteurs d‘exception. Philippe Jaroussky est le chouchou de toute une partie du public. Il est un musicien hors pairs qui a un chic dans ce qu’il fait tout à fait inimitable. Vocalement nous n’avons pas toujours été adepte d’un son trop systématiquement angélique. Le travail sur l’incarnation de la voix est très intéressant et donne aujourd’hui au personnage de Ruggierro la dimension charnelle qui lui revient. Le timbre est plus chaud et plus prenant mais la voix reste aérienne. La ligne de chant est prodigieuse d’apesanteur. Les longues notes tenues en voix filée et prolongée par une reprise sans respiration sont un prodige vocal rare et d’une belle puissance expressive. Une telle longueur de souffle est prodigieuse. L’air « Verdi prati » est un moment de pur délice. Mais c’est peut être l’air « Sta nell’Ircana » avec les deux cors qui montre le mieux l’extraordinaire musicalité du contre ténor. Sans avoir la vaillance requise, il arrive avec une dose d’humour à faire de cette aventure de couleurs, car les cors font ici leur unique apparition, un moment intense.
Mais Alcina ne serait pas un moment magique sans une grande Alcina. Si Inga Kalna sauve cette production (Sonya Yoncheva était originellement attendue) nous ne pouvions rêver Alcina plus convaincante abolissant par la perfection de sont art, la temporalité et la notion de beauté par une séduction du chant irrésistible. La voix est riche, pleines d’ harmoniques sombres mais dans une lumière de timbre irradiante. Les phrasés sont admirables d’élégance et de subtilité. Les moments d ‘émotions sont musicalement accomplis ; tant de colère, de douleur avec cette maîtrise vocale sur toute la tessiture est rare. La souffrance de la sorcière amoureuse est un moment absolument fascinant. Le grand air « Ah mio cor » est chanté avec toute son âme. Sons filés, nuances creusées entre pianissimi blafards et forte flamboyants prouvent une maîtrise vocale absolue. La magie de son art du chant personnifie le rôle. Du point de vue technique, cette maestrià vocale lui permet outre une parfaite maitrise du vibrato, un usage des sons filés : piano, forte, piano et à nouveau forte que je n’avais jamais entendue avec cette puissance vocale. Et il est peu de dire qu’aucune vocalise ne semble n’être autre chose qu’une évidence pour cette voix à l’agilité diabolique.
Grande habituée du rôle, elle le chante sans partition et le joue de tout son corps avec sobriété. Une soirée d’opéra exceptionnelle que nous devons aux Grands Interprètes. Merci à ces artistes si soudés et si engagés à rendre justice à une superbe partition.
Compte-rendu concert. Toulouse, Halle-aux-Grains, le 8 février 2016 ; Georg Friedrich Haendel (1685-1759) : Alcina, opéra en version de concert ; Avec : Inga Kalna, Alcina ; Philippe Jaroussky, Ruggiero ; Delphine Galou, Bradamante ; Emöke Barath, Morgana ; Anicio Zorzi Giustiniani, Oronte ; Christian Senn, Melisso ; Hasna Bennati, Oberto ; Accademia Bizantina ; Direction: Ottavio Dantone.
Compte-rendu publié sur classiquenews.com