De passage à Paris, lors de ma visite à la magnifique exposition Osiris, mystères engloutis d’Égypte (à ne surtout pas rater si vous passez par là) à l’Institut du Monde Arabe (1), j’ai appris avec tristesse la disparition prématurée de Julien Weiss (2), musicien au parcours atypique ; avec un an de retard.
C’est ma douce amie Christiane d’Aramon, avec qui je partageais le goût des belles émotions culturelles, qui m’avait parlé la première de lui et me l’avait fait écouter sur le disque Musique des Derviches tourneurs de Damas (Auvidis) (3), un voyage au Moyen Orient dans ce que le monde arabe a de plus profond et de raffiné, de plus spirituel aussi : au delà de la surprise, c’était une découverte culturelle comme je les aime.
Mais mon amie, une flamme d’amour vive, a été engloutie lors de la rupture des digues à cause d’une crue du Rhône dans la nuit du 9 au 10 septembre 2002.
Encore bouleversé, en décembre 2002, j’étais allé au Théâtre de la Ville à Paris, voir sur scène Julien Weiss, grand homme blond irradié d’une lumière intérieure, entouré de musiciens soufis (4) en costumes traditionnels. Je n’avais pas pu m’empêcher de penser à ces miniatures persanes représentant des bardes accompagnant ces poètes qui comptent parmi les plus grands de l’Humanité. Et ce concert avait versé du baume sur mon coeur.
Par la suite, j’avais rencontré plusieurs fois le musicien à Odyssud, la grande scène de Blagnac dont le directeur ne tarissait pas d’éloges sur lui et lui avait tout de suite fait confiance dans sa programmation; le public enthousiaste lui réservait, à lui et à ses amis musiciens, un triomphe à chaque fois. Il était simple et réservé, comme les grands artistes, avec un humour pince sans rire, mais il ne pouvait dissimuler sa passion pour la musique arabe dont il connaissait parfaitement tous les arcanes si complexes.
Quelle odyssée pour ce parisien aux origines alsacienne et suisse allemande, guitariste classique ayant voyagé en Californie et au Maroc, tombé sous le charme de la musique orientale, avec sa rencontre avec l’Irakien Munir Bachir, grand maître du oud. Fasciné par ce luth oriental, il avait abandonné sa guitare pour cet instrument, avant de s’initier au qanûn, la cithare orientale, avec le grand maître Salim Husayn. Il s’était même fait fabriquer un modèle unique de 102 cordes au lieu des 78 habituelles !
« J’ai fondé l’Ensemble Al Kindi (du nom d’un très grand théoricien de la musique arabe Abu-Yusuf Al-Kindi (IXème siècle), en 1983 avec l’idée de présenter des musiciens exceptionnels pour interpréter la musique classique arabe. Nous avons fait plus de 20 disques, consacrés à différens types de musique classiques arabes. Au départ, c’était juste de la musique instrumentale. Puis j’ai voulu apporter une esthétique vocale, qui correspond mieux à l’esthétique arabe. »
Depuis, il jouait dans le monde entier avec ces musiciens virtuoses et se dépensait sans compter pour faire connaître cette spiritualité passionnante, ouverte à la Musique et à la Poésie, un répertoire classique à la fois sacré et profane. Avec le Sheikh Hamza Chakour et les Derviches tourneurs de Damas, il avait effectué un grand nombre de tournées, 500 concerts environ, du Carnegie Hall à Hong Kong en passant par Baalbek…
Converti à l’Islam, il était devenu Jâlal Eddine (Splendeur de la Foi), en hommage au fondateur de l’ordre des derviches tourneurs, Rumi (6), immense poète, chantre de l’amour mystique, un des symboles de cet Islam éclairé et tolérant que certains obscurantistes voudraient nous faire oublier :
Entends ce doux récit que nous livre le Ney (flute traditionnelle):
De la rupture il plaint la douleur nonpareille.
Il dit :
Depuis qu’on me coupa de mon marais, jadis,
Les humains, homme et femme, à mes maux compatissent.
J’entonne de mon cœur la dolente élégie,
Et, par l’écho de chants, traduis sa nostalgie.
En son errance, ainsi, le cœur de l’homme incline,
Irrépressiblement, vers sa prime origine.
- photo Sabine Chatel
Il s’était installé à Alep, dans cette ville célèbre pour ses salons de musique, où il avait réhabilité un palais mamelouk du XIVème siècle, une maison accueillante, ouverte aux musiciens et aux amis, hélas détruite depuis dans les désastres de la guerre.
« J’ai été tout d’abord très choqué par les événements en Syrie, et en ce dès le début. J’ai vu le pays sombrer petit à petit, se détruire. J’étais très sceptique dès le départ vis à vis de la révolution. Non pas sur le principe d’une révolte mais sur son efficacité. Et l’on constate bien que la révolution n’est pas tant menée par des militaires qui ont déserté mais plus par des groupes extérieurs à ce pays, qui sont manipulés par des extrémistes, qui veulent imposer une état islamique radical, ou encore par d’autres pays qui financent Al Qaida. En tant qu’occidentaux, nous avons du mal à bien comprendre cela ».
En 2003, il s’était installé en Turquie où il poursuivait son travail pour que la musique arabe et ses artistes rayonnent partout dans le monde, mais il disait souvent : « La Syrie me manque ». Julien Jalal Eddine Weiss n’oubliait pas non plus ses origines européennes et il faisait le lien entre les musiciens et les poètes du monde arabe et de nombreux écrivains, français notamment ; il était souvent l’invité de l’Institut du Monde Arabe.
Sa dernière grande création Stabat Mater Dolorosa, Hommage chrétien et musulman à la figure de Marie (créée en 2011 au Festival des Musiques Sacrées de Fés), que je regrette vraiment de n’avoir pas vue, réunissait des chœurs orthodoxes grecs, des chanteurs de Damas et d’Istanbul et la jeune chanteuse libanaise chrétienne Rania Younes : plus de quarante participants sur scène, un grand chœur œcuménique !
Mais il n’a pas eu le temps d’enregistrer ce dernier rêve. La maladie l’a emporté en janvier 2015, à 61 ans, laissant son qanûn abandonné.
A quelques jours près, il n’aura pas vu les terribles attentats qui ont endeuillé la France, mais son immense travail de pèlerin prend encore plus de valeur après ceux-ci, lorsqu’on entend des amalgames honteux et que certains populistes n’hésitent pas à étaler le racisme le plus bas dans les médias.
Reconnu comme un artisan du dialogue Euro-Arabe, son nom restera à jamais gravé dans la sauvegarde et la valorisation du patrimoine musical arabe. Le Prix de la Villa Médicis Hors les Murs lui avait été attribué en 1990 pour ses travaux sur la musique arabe. En 2001, il avait été élevé au grade d’Officier des Arts et des Lettres par Catherine Tasca, ministre de la Culture française de l’époque.
Désormais quand je passerai à Paris, j’irai au cimetière du Père-Lachaise déposer une rose rouge sur sa tombe, comme je le fais toujours sur celle de Jim Morrison (quand je peux m’en approcher) et devant le Mur des Fédérés, en disant un extrait des Roses d’Ispahan de Charles-Marie Leconte de Lisle (1818-1894) :
Les roses d’Ispahan dans leur gaîne de mousse,
Les jasmins de Mossoul, les fleurs de l’oranger
Ont un parfum moins frais, ont une odeur moins douce,
O blanche Leïlah ! que ton souffle léger.
Ta lèvre est de corail, et ton rire léger
Sonne mieux que l’eau vive et d’une voix plus douce,
Mieux que le vent joyeux qui berce l’oranger,
Mieux que l’oiseau qui chante au bord du nid de mousse.
Mais la subtile odeur des roses dans leur mousse,
La brise qui se joue autour de l’oranger
Et l’eau vive qui flue avec sa plainte douce
Ont un charme plus sûr que ton amour léger !…
Oh ! que ton jeune amour, ce papillon léger,
Revienne vers mon coeur d’une aile prompte et douce,
Et qu’il parfume encor les fleurs de l’oranger,
Les roses d’Ispahan dans leur gaîne de mousse !
Et je penserai encore plus fort à mon amie Christiane d’Aramon, aux jours tranquilles dans son salon de musique…
Elrik Fabre-Maigné
2 janvier 2016
Pour en savoir plus :
1) Institut du Monde Arabe : www.imarabe.org/
2) https://fr-fr.facebook.com/alkindiensemble/posts/774997349203974
3) Ses disques sont disponibles en particulier chez Le Chant du Monde/Harmonia Mundi, qui ont édités 5 magnifiques doubles albums avec de très beaux livrets largement documentés et illustrés. Ces CD ont été réédités en 2012 en format Digipack, dont Parfums ottomans, Les croisades sous le regard de l’Orient, Le salon de musique d’Alep…
4) Le Soufisme, qu’est-ce que c’est :
http://www.1000questions.net/fr/religions/religions3.html
5) Rumi :
http://www.babelio.com/auteur/Djalal-od-Din-Rmi/14209
6) Le mur des Fédérés est une partie de l’enceinte du cimetière du Père-Lachaise , à Paris, devant laquelle, le 28 mai 1871, cent quarante-sept Fédérés, combattants de la Commune de Paris, ont été fusillés et jetés dans une fosse ouverte au pied du mur par les versaillais de l’armée régulière. Depuis lors, il symbolise la lutte pour la liberté et les idéaux des Communards, anarchistes autogestionnaires. Le mur est à l’angle sud-est du cimetière.