Marilú Marini interprète la reine Tartagliona dans « l’Oiseau vert », pièce du Vénitien Carlo Gozzi mise en scène par Laurent Pelly au Théâtre national de Toulouse. Entretien.
Vous aviez joué en 1980 une pièce de Goldoni, autre auteur vénitien, sous la direction d’Alfredo Arias…
Marilú Marini: «Oui, « les Deux jumeaux vénitiens » au Théâtre Gérard Philippe de Saint-Denis. Je connais donc un peu les auteurs vénitiens. J’aime aussi beaucoup Venise, c’est un peu comme si on entrait dans l’histoire, comme si on était au XVIIe ou au XVIIIe siècle. Certaines choses restent inchangées : il faut marcher, traverser des ponts, le seul transport public est le vaporetto. Cette ville a encore une dimension humaine qui se perd parfois dans les villes contemporaines. Fréquenter des auteurs comme Goldoni et Gozzi est assez virevoltant.»
Quelle est votre perception des divergences stylistiques qui opposaient Goldoni et Gozzi dans la Venise du XVIIIe siècle ?
«Goldoni entre dans un théâtre plus psychologique, les personnages ont une évolution plus proche du théâtre du XIXe siècle. Gozzi est encore très lié à toute la tradition de la commedia dell’arte avec les jeux de masques, il y a des personnages comme Pantalone et Truffaldino qui en sont issus : le jeu est établi par les caractères de ces personnages, ce sont des archétypes. Là est la différence entre ces deux auteurs. Ce qui les opposait relevait des jeux de pouvoir car « l’Oiseau vert » a été un grand succès avec dix-neuf représentations, ce qui était énorme à l’époque. Je ne crois pas à une opposition stylistique mais à une évolution, tel le flux d’une rivière. L’écriture de Goldoni, qui nous parle peut-être plus clairement, apparaît comme une suite à celle de Gozzi.
Gozzi fait renaître des archétypes, le peuple parle à travers des masques. Goldoni fait parler les gens que l’on croisent dans la vie de tous les jours, il mélange les gens du peuple et les aristocrates. Je crois que ce sont deux auteurs qui nous donnent une vision différente du monde, mais ils disent la même chose. Ils construisent une fresque des grandeurs et des faiblesses humaines, c’est ce qui est jouissif à restituer sur scène. Gozzi est peut-être plus moraliste : dans « l’Oiseau vert », les méchants sont châtiés, les bons sont glorifiés et exaltés. L’écriture de Gozzi touche au fantastique et à l’imaginaire. Il y a une jouissance pour le comédien à aller dans des zones qui ne sont pas soumises à une logique psychologique. On peut se laisser porter par la folie et c’est ce qui est passionnant.»
Comment construisez-vous le rôle que vous a confié Laurent Pelly ?
«Je le construis avec le matériau que j’ai en moi. C’est le rôle de la méchante reine : elle est drôle, méchante, ignorante, vieille, elle se croit belle, elle a surtout une soif démesurée de pouvoir. C’est intéressant parce qu’on doit faire appel à toutes à ces pulsions qui sont dans la nature de l’être humain mais qui sont censurées. Dans ce sens, je me permets d’aller vers une démesure. C’est une extrême faiblesse et une énorme puissance dans la construction de ce personnage – si le personnage existe – parce qu’elle veut tout dévorer mais elle n’a aucune stratégie à long terme. Elle est ambitieuse mais elle n’est pas très intelligence, donc elle se cramponne comme elle peut à ce qu’elle attrape.
Mais dans cette soif de pouvoir, il y a aussi le désespoir de la perte. Le personnage est fort, mais il y a une faiblesse qui est le regard qu’elle porte sur elle-même : elle se croit ce qu’elle n’est pas. Je construis le personnage à partir de là et à partir de quantité d’images qui l’évoquent, cela va des « Caprices » de Goya à Mae West. Je n’exclus aucune source d’inspiration ou de documentation sur un personnage comme la reine Tartagliona. J’essaye de les faire passer par mon filtre personnel, et j’espère qu’elle naîtra et vivra sur scène avec mes possibilités techniques d’interprétation.»
Comment avez-vous rencontré Laurent Pelly ?
«J’avais vu sa mise en scène de « Eva Perón » de Copi, à Chaillot. Pendant toutes ces années, on a eu envie de travailler ensemble. On a finalement réalisé ce vœu vingt-cinq ans après. Ce que j’aime, c’est qu’il est un artisan du théâtre. Il ne fait pas seulement du théâtre avec sa tête, mais avec ses mains : il fait en sorte que le texte descende de la pensée vers le corps, et prenne chair. C’est ce que j’aime dans notre métier : on ne peut pas se contenter de parler, il faut “faire”. C’est là un point de rencontre important avec lui. C’est la raison pour laquelle je suis heureuse d’être dans cette production de « l’Oiseau vert ». D’autant plus que cette pièce est extrêmement difficile à monter, c’est un objet rare et précieux. Il faut avoir beaucoup de courage pour monter une pièce comme celle-là. Le travail de répétitions avec Laurent est passionnant à observer : la machinerie se construit petit à petit, comme un artisan qui peaufine et rend cet objet viable par un travail quotidien et méticuleux de l’œuvre.»
Quel directeur d’acteur est-il ?
«Il dit très clairement ce qu’il veut. Il accepte des propositions mais il est très frontal pour exprimer ce qu’il pense du travail. Il dirige en laissant beaucoup de liberté mais reste très précis pour dire ce qui est conforme ou non à son point de vue sur l’œuvre. Pour ce qui est de cette pièce, il nous pousse à découvrir toute la part d’humanité qu’il y a dans ces personnages qui sont des masques et des archétypes. Le but est de les rendre proches et concrets, au plus près des sentiments et des émotions du spectateur. Je suis aussi contente de cette rencontre avec lui pour découvrir sa manière d’approcher les interprètes : il le fait avec respect mais aussi en toute franchise au regard de ses désirs. Se sentir proche du désir du metteur en scène donne beaucoup d’énergie. D’autant plus qu’il est très patient, on a donc le temps de chercher et de proposer.»
Vous avez joué plusieurs textes de Copi, sous la direction d’Alfredo Arias… Quel souvenir gardez-vous de lui ?
«Copi était un ami, c’était un poète. Il était à la fois extrêmement émouvant, mais en même temps terrible car ne faisant aucune concession aux soi-disant bonnes manières ou au conventionnel. Je me souviens surtout de quelqu’un de très généreux et très élégant. Il avait une élégance d’âme et une élégance dans sa relation avec les autres qui est rare, parce qu’il y avait toujours une distance : il avait cette énorme qualité de ne pas se prendre au sérieux, ça lui donnait toujours une intelligence de vie. Et même s’il était parfois terrible dans ses appréciations sur le monde et les personnes, il était d’une grande générosité – je ne pourrais pas dire bonté, mais il avait une façon très entière de se donner aux autres. Mais il était l’ange exterminateur quand quelqu’un ne lui plaisait pas ou avait fait un geste qui ne lui convenait pas. Il était très lucide sur le réel, sur la société. Par l’histoire de sa famille qui était très impliquée dans la vie politique de l’Argentine – son grand-père avait un journal influent en Argentine jusqu’aux années cinquante -, il était très concerné par l’évolution politique et sociale de l’Argentine et faisait preuve d’une réflexion profonde sur la société. Il m’amusait, il avait un humour décapant et extraordinaire.»
Intervenait-il lors des répétitions, notamment pour la mise en scène de sa bande dessinée « la Femme assise », dont vous étiez l’interprète ?
«Il laissait une totale liberté à notre travail de création. Il assistait parfois aux répétitions et était agréablement surpris par son texte, chose qui était très réjouissante pour nous. Il était très bon public, nous n’avions pas peur de le convier aux répétitions, il était extrêmement ouvert. Pour « la Femme assise », il était très content et riait des blagues qu’il avait écrites. Il m’a d’ailleurs écrit un petit poème, très beau, en vers de sept pieds.»
En 1992, vous avez créé à Toulouse un texte de Didier Carette, « Armada »…
«C’était une mise en scène de Simone Amouyal au Théâtre Sorano. L’histoire d’une dame pipi, le texte évoquait aussi la Guerre d’Espagne. J’imagine qu’il y avait aussi beaucoup de l’histoire de Didier Carette. C’était une belle aventure, avec Maurice Bénichou, Sandrine Dumas, Rodolfo de Souza. C’est toujours excitant de travailler sur une pièce qui n’a pas été publiée, découvrir et éplucher pour aller au plus profond. C’était très dense et dramatique, avec une histoire d’inceste. Il fallait oser aller jusqu’aux limites de soi-même sans le moindre pathos.»
Comment définiriez-vous votre longue relation artistique avec Alfredo Arias ?
«Profondément enrichissante !»
Propos recueillis par Jérôme Gac
le 10 février 2015, à Toulouse,
« L’Oiseau vert », jusqu’au 21 mars,
du mardi au dimanche, au TNT,
1, rue Pierre-Baudis, Toulouse.
Tél. 05 34 45 05 05.
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