À l’occasion du festival des Compagnies fédérées au Théâtre du Pont-Neuf, Sylvie Maury retrouve « la Douleur », texte fondamental de Marguerite Duras à l’écriture sans concession, vive, tranchante, récit autobiographique relatant l’attente déchirante et interminable de l’être aimé déporté à Buchenwald puis à Dachau durant la Seconde Guerre mondiale.
«La Douleur est une des choses les plus importantes de ma vie. Le mot “écrit” ne conviendrait pas. […] Je me suis trouvée devant un désordre phénoménal de la pensée et du sentiment auquel je n’ai pas osé toucher et au regard de quoi la littérature fait honte», écrivait Marguerite Duras en 1984.
Avril 1945: Marguerite attend dans un Paris ressuscité, printanier et lumineux, qui lui est indifférent, le retour de son mari Robert L., déporté politique à Dachau. Elle ignore s’il est encore en vie, ou fusillé par l’ennemi en déroute surpris par l’arrivée des Alliés. Les convois des prisonniers et des rescapés commencent à affluer des camps de concentration d’Europe. L’auteur s’enfonce alors dans la douleur morale et physique de l’attente insupportable, du doute affreux qui rend fou ou indolent. Quand elle ne s’endort pas abasourdie de souffrance, découragée, avilie et refusant de s’alimenter, Marguerite erre, fiévreuse, nauséeuse et sale, dans les rues d’une capitale qui renaît du chaos, heureuse de s’appartenir à nouveau.
Puis, soudain retrouvant la foi, celle qui ne tient qu’à un détail infime, elle court de bureau de ministère en service de recherches, questionne les rescapés, enquête sans relâche, pugnace, et se heurte à l’hypocrisie et la récupération politique, institutionnelle et militaire au lendemain de la guerre. Elle est le témoin immédiat des premiers règlements de compte, des rancœurs, des haines, se retrouve confrontée à une France bien-pensante et bourgeoise derrière de Gaulle qu’elle vilipende. Une France qui se donne bonne conscience aux premiers jours de la victoire, ignorant la souffrance du peuple et le martyre des Juifs embarrassant comme une maladie honteuse.
Prostrée devant son téléphone, retraçant mille fois le scénario des derniers jours de l’existence de son mari, calculant les dates et recoupant les renseignements glanés ici et là chez les témoins rapatriés de l’enfer, elle pleure, crie, baisse mille fois les bras, mais toujours honnête se regarde en face, impitoyable et sévère. Ses sentiments les plus confus la torturent inlassablement, entre la haine de l’ennemi, la haine de soi, l’amour pour Robert L., sa crainte de le revoir, l’envie de se laisser mourir et puis, soudain, le désir de vivre. Alors pour cela, pour pouvoir continuer à vivre, accepter l’horreur en prenant sur soi le crime, le partager.
L’écriture de Marguerite Duras est sans concession, vive, tranchante, d’une précision rare qui sait en phrases courtes et dans les détails justes sonder l’âme humaine et la tragédie de l’existence de l’homme. Relatant avec une distance feinte les comportements les plus irréductibles et les instincts revanchards de ses contemporains, auxquels les atrocités de la guerre ont ôté tous repères moraux et toutes capacités de recul, elle nous met face à nous-même, à la culpabilité de chacun, à la haine et la rage qui est en nous, pour être en mesure de les dépasser dans une invitation à ne pas juger et condamner trop hâtivement. Mais ne pas oublier, surtout. Non, la victoire et l’allégresse ne doivent pas être le «commencement de l’oubli».
Alors, petit à petit, laisser la colère glisser sur soi pour retrouver un peu de sérénité, pour pas à pas, se reconstruire, réapprendre à vivre, pour la mémoire de ceux qui y ont laissé leur dignité d’homme et ont payé de leur vie. Écrire pour ceux qui ne peuvent plus parler. Outre un récit personnel sur la guerre et un témoignage sur l’horreur nazie et la folie des hommes, « la Douleur » raconte l’expérience profonde de la connaissance de l’autre, et à travers lui, de la connaissance de soi et de ce que signifie vraiment «aimer».
Sylvie Maury, comédienne impeccable, fragile, à la sensibilité rare, habitée cependant par une grande force intérieure, porte avec pudeur et retenue les mots de Marguerite Duras, éclairée pudiquement par un pâle cercle de lumière sur un plateau relativement dépouillé. Il est ici difficile de parler de «spectacle» pour cette mise en scène de Francis Azéma . Comme il est délicat d’applaudir après la fin du dernier mot. Il s’agit plutôt de se laisser submerger par la parole de Duras et par le timbre limpide de Sylvie Maury – et lorsqu’on connaît l’importance qu’accordait Marguerite Duras à la voix des acteurs, on ne peut que rendre hommage à cette voix superbe et captivante.
Ce récit autobiographique relatant l’attente déchirante et interminable de l’être aimé, Robert Antelme (1) déporté à Buchenwald puis à Dachau, n’en finit plus de résonner en chacun de nous, sur notre condition d’homme et notre responsabilité commune. Pendant une heure trente de grâce absolue, Sylvie Maury nous fait plonger dans les profondeurs de cette douleur. Ou comment tout raconter de l’horreur, de l’inconcevable, du chaos, de la colère, pour retrouver au sortir des ténèbres de l’enfer l’apaisement, l’humain, la vie.
Sarah Authesserre
une chronique de Radio Radio
Du jeudi 28 au samedi 30 janvier, 20h00, au Théâtre du Pont-Neuf,
8, place Arzac, Toulouse. Tél. 05 62 21 51 78.
(1) poète et résistant, auteur de « L’Espèce humaine », livre de référence sur l’expérience concentrationnaire.
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photo © Patrick Moll