Il n’y a pas longtemps, nous avons revu le surpuissant groupe de progrock écossais Mogwai (des garçons chauves, posés, genre bobos lecteurs de So Foot et munis d’une bouteille de bon scotch) dans la fameuse salle des bords du Canal : une expérience unique où pressions artérielle et acoustique, sans parler de celle du bar, nous tiennent bougrement en éveil. Nous avons par ailleurs disserté dans ce blog sur feu Lou Reed. Les uns et les autres ont appris la science et les plaisirs du larsen ; ils se sont lancés à un moment ou à un autre dans la quête des joyaux qui se cachent dans ses profondeurs stridentes, modulées comme des hurlements de baleines découpées en tranches par des Japonais affamés, quoique tout bonnement provoquées par les repisses entre micro et ampli.
Mais point de larsen ni de bruit chez Daho. À peine quelques larcins amoureux dont les albums seraient le journal.
Notre vieille connaissance Étienne le Rennais est obsédé (jusqu’au fétichisme, semble-t-il) par le Velvet Underground. De plus, parmi ses trois disques favoris, à côté de Blondie et Iggy Pop, on trouve le Metal Machine Music de Mr Reed, cette attaque en règle des sens, des nerfs, des tympans et de la patience de l’auditeur, à coups de larsen, justement. Curieusement, et ça n’a pas de rapport, la chanson I’m Set Free de VU sert de bande-son à une scène de désespoir jouée avec une certaine force par ce chameau de Jean Dujardin dans La French, bon film du mois de décembre inspiré par l’histoire vraie du juge Michel et de sa cible principale, le bandit Zampa, dans les années 70 à Marseille. Il me semble aussi avoir entendu encore plus récemment, dans un autre film français du genre historico-social-policier à l’ambiance tendue à souhait et dont la sortie est prévue en janvier, L’Affaire SK1 (La traque du serial killer Guy Georges), une autre chanson du Velvet Underground. Ce n’est peut-être qu’un coup monté des ayant-droits et des éditeurs de Lou Reed.
Ce qui est désespérant, c’est ainsi d’avoir à supporter ces réalisations mollassonnes et confortables, léchées et sans risque, des albums de Daho. Bon sang, on dirait des trucs d’Alain Chamfort ou de Julien Doré! Il ne voudrait pas prendre plutôt exemple sur Morrissey, pour prendre un bel homme mûr comme lui, et s’entourer de rockers? Nous voulons entendre Daho avec un groupe qui fait grincer des dents ou le lancerait sur la corde raide, comme un funambule ou un Bowie, oui, et pourraient le faire entrer dans l’histoire de notre musique plutôt que dans les sempiternels palmarès de variétés. Il lui manque un flibustier à ses côtés, un Mick Ronson ou le pianiste de Brel, pour sortir des sentiers battus par les mixages cliniques de studios sans âme. Hélas, sans hélice, on flotte et c’est tout. À sa décharge, la voix qu’il a, chaude mais fragile, d’adolescent attardé, demande un certain doigté et toutes sortes de soins et précautions techniques pour être mise en valeur.
Étienne Daho dit avoir connu l’odeur de la mort dans sa jeunesse algérienne et l’abandon cruel du père fantasque (son « soleil noir »), puis les tourments d’addictions dangereuses dans ces années lointaines où le groupe Marquis de Sade et autres tenants de la vague musicale froide des années quatre-vingts, répandaient le trouble en France – mais alors que signifie vouloir « transformer la souffrance en musique » si c’est pour accoucher de chansons tièdes, en tout cas mises en sons avec si peu d’audace? Dans notre pays, les chanteurs sont depuis longtemps entourés de techniciens et de vampires. Une autre hypothèse est que Daho aime le doux-amer, et il en a parfaitement le droit.
Il a des racines espagnoles (les Soriano d’Oran la Radieuse) et le biographe Christophe Conte nous révèle que dans cette famille de petits commerçants, il y avait aussi «des artistes perchés», «danseurs au Moulin-Rouge avec Mistinguette ou chanteurs amateurs dans des orchestres d’ambiance». Du côté paternel, dans les brumes de la mémoire se dessinent un «château», des vignes, des chevaux, une «fortune colossale». Paul Bowles a écrit sur les Djinns marocains ; il paraît que le daho est un génie de la terre en Algérie. Nous sommes dirigés par des ectoplasmes, soumis à nos fantômes, apôtres de nos ancêtres ainsi ressuscités dans le marais de notre esprit et le moindre de nos mouvements, même si nous le refusons en nous récriant.
Jean Genet, encore lui, mais ce n’est pas Michel Onfray qui pourrait nous aider à trouver des choses fulgurantes à raconter, et puis Daho et Moreau ont enregistré ensemble une version du Condamné à Mort, Genet donc, justement dans ce texte-là, campe ce beau mousse qui fait bander dans leur froc les matelots musclés.
La chanson qui traverse un monde ténébreux
c’est le cri d’un marlou porté par la musique.
C’est le chant d’un pendu raidi comme une trique.
C’est l’appel enchanté d’un voleur amoureux.
Dans Le Funambule, pour Abdallah, le poète parle de « solitude absolue » obtenue en écartant « tout curieux, tout ami, toute sollicitation qui tâcheraient d’incliner son œuvre vers le monde », de « la danse (qui) sera comme une décharge ou un cri ». Il dit encore : « Tes sauts – ne crains pas de les considérer comme un troupeau de bêtes », « le public est la bête que finalement tu viens poignarder » et « Bande, et fais bander. »
Loin de moi l’idée de vouloir donner des leçons à Daho, serait-ce par le truchement des psaumes d’un poète aux mœurs étranges.
« Il s’agissait de t’enflammer, non de t’enseigner. »
Mais réclamons plus à nos artistes, surtout s’ils sont riches (dans tous les sens) : l’âme de nos contrées bientôt complètement envahies par les protestants américains et les Chinois ou les Qatari pleins de pognon, sans parler des fous d’Allah, en dépend vraiment.
Une jeune femme de notre connaissance nous a parlé avec chaleur et amusement du concert de Daho auquel elle a assisté le 3 novembre dernier à l’Olympia, debout dans la fosse. Comme elle a à peine dépassé les vingt ans, le public lui a paru âgé. De fait, les fans de Daho sont sans doute des quinquas bien tassés. Elle nous dit en riant que ce public était particulièrement dissipé, enamouré, et qu’il tapait dans ses mains à contre-temps, comme à un concert de Frédéric François, dirions-nous. Ils manifestèrent bruyamment leur refus et leur dépit de voir leur idole de jeunesse (Ah, les années 80, Casimir, le Top 50, les branchés, les synthés, les costumes à larges épaules, les jeans Taverniti, les coupes de tifs Tortoni, la fraîcheur et l’innocence…) quitter la scène à la fin du tour de chant, à savoir la version a cappella de Week-end à Rome. « Il chantait juste cette fois-ci », ajoute notre témoin, et « le groupe était bon ».
Du dernier album, il joue sur cette tournée : La peau dure, Des attractions désastres, Les chansons de l’innocence version longue en guise de premier bis…
On entonnera les tubes de jadis et naguère : Satori, Saudade, le Grand sommeil, Comme un boomerang, Tombé pour la France, Sortir ce soir, Épaule Tatoo, Bleu comme toi, Il ne dira pas (encore), Des heures hindoues (deuxième bis) et le final évoqué plus haut avec Week-end à Rome.
Greg Lamazères
Etienne Daho
Le Bikini – jeudi 18 décembre 2014