Tarkovski et autres poètes du cinéma soviétique
Cycle Tarkovski à la Cinémathèque, 14-29 octobre 2014
« Quand je découvris les premiers films de Tarkovski, ce fut pour moi un miracle. Je me trouvais, soudain, devant la porte d’une chambre dont jusqu’alors la clef me manquait. Une chambre où j’avais toujours voulu pénétrer et où lui-même se mouvait pleinement à l’aise. Je me vis encouragé et stimulé : quelqu’un venait d’exprimer ce que j’avais toujours voulu dire sans savoir comment.
Si Tarkovski est pour moi le plus grand, c’est parce qu’il apporte au cinématographe – dans sa spécificité – un nouveau langage qui lui permet de saisir la vie comme apparence, la vie comme songe. » Ingmar Bergman.
On connaît l’attachement, voire la filiation de la directrice de la Cinémathèque de Toulouse, Natacha Laurent, avec le cinéma russe, dû à son enfance en ce pays où la poésie est essentielle, voire vitale, et des souvenirs des contes de sa nourrice.
Après nous avoir déjà montré par le passé, au cours d’une émouvante exposition des objets confectionnés par Sergueï Paradjanov alors en prison, tous les films conçus par ce merveilleux cinéaste baroque qui considérait le cinéma comme livre d’enluminures, couleurs de merveilleux et de mystères où personnages n’existent que s’ils s’inscrivent dans ces tableaux où nichent les oiseaux et l’au-delà, la Cinémathèque nous propose enfin l’intégrale des films réalisés par Andreï Tarkovski dans le cycle « Tarkovski et autres poètes du cinéma soviétique »
Ce sont les films de Tarkovski qui seront brièvement ici évoqués, et non ceux de Dovjenko, Paradjanov, Pelechian également remarquables…
Car « le plus grand » selon Ingmar Bergman nous laisse une œuvre fulgurante et homogène, et bien des thèmes se retrouvent de film en film.
Sa filmographie est hélas brève :
Le Sacrifice (1986)
Nostalghia (1983)
Stalker (1979)
Le Miroir (1974)
Solaris (1972)
Andreï Roublev (1966)
L’ Enfance dIvan (1962)
Le Rouleau compresseur et le Violon (1960)
Les Assassins (1957)
Tous ont été projetés dans des copies de qualité variable, mais d’une intensité émotionnelle totale.
« Tous mes films, d’une façon ou d’une autre, répètent que les hommes ne sont pas seuls et abandonnés dans un univers vide, mais qu’ils sont reliés par d’innombrables liens au passé et à l’avenir, et que chaque individu noue par son destin un lien avec le destin humain en général. Cet espoir que chaque vie et que chaque acte ait un sens, augmente de façon incalculable la responsabilité de l’individu à l’égard du cours général de la vie ». (Le Temps scellé)
Deux documentaires auraient d’ailleurs dû être également montrés. Un documentaire d’Alexandre Sokourov (L’élégie de Moscou-1987) et « Une journée d’Andreï Arsenevitch » de Chris Marker, (1986), qui restent les meilleurs hommages à Tarkovski à ce jour.
Plutôt que de parler d’un film en particulier, quelques lignes pour célébrer globalement cette sorte d’archange et magicien du cinéma, ce méditant donc chaque film semble une prière, une offrande.
Il aura su rendre les frôlements d’âme, l’espoir obstiné, la désespérance des jours, l’au-delà, l’étrangeté. Il était un moine-soldat du cinéma qu’il voyait comme une souffrance, comme un don, une obligation. Il aura été fidèle à cela.
Filmer comme un acte de foi, voilà le rituel patient et dérisoire voulu par Tarkovski qui semble édifier un cantique.
« Celui qui trahit une seule fois ses principes perd la pureté de sa relation avec la vie. Tricher avec soi-même, c’est renoncer à tout, à son film, à sa vie ». (Tarkovski)
En nous sont à jamais graver ces chevaux blancs dans la brume de l’enfance, la palpitation de cette planète du souvenir, cette bougie qui s’éteint sans cesse dans cette piscine vide, cette cloche enfin fondue dans la boue et l’ignorance, cet arbre sec toujours et toujours arrosé pour qu’il repousse, et surtout très lentement ce verre de lait qui vibre et tombe lentement de la table, mû par l’invisible et le regard d’une fille paranormale.
Prisonnier dans sa nostalgie, sa foi, Tarkovski avait surtout peur de voir l’homme se perdre dans le cynisme. Il aimait à citer ce proverbe russe : un pessimiste est un optimiste bien informé.
Tarkovski avait en plus de sa foi mystique, une foi profonde dans l’art humain, et dans la bonté des faibles, celle qui empêchera peut-être la catastrophe finale.
Bougeons nous encore au vent, déjà roidis dans nos larmes, pris les pieds dans l’écharpe de notre exil, semblent dire ses héros.
Artiste solitaire, étranger au cinéma, en chômage pendant la majeure partie de sa vie, Tarkovski fut un guetteur pressentant l’anéantissement de notre civilisation.
Lents, initiatiques, ses films sont tissés avec la présence obsédante de l’eau, de la boue, du feu qui dévore et purifie, du lait qui s’écoule par terre, des jeux de miroirs brisés, de chevaux qui songent, de gestes répétés, de nudités entrevues, d’images de la maison, de gravures de Leonardo di Vinci, des poèmes de son père Arseni souvent égrenés, et puis toujours la neige et la pluie omniprésentes et qui crèvent les toits et les plafonds, le vent qui soudain se lève. Tout cela va et vient dans ses films. Ils relèvent d’un mystère au sens du Moyen-âge, ils sont un acte poétique.
Ils vont à l’essentiel, en cercles grandissants, comme des offrandes expiatoires pour sauver l’homme. Le son, les bruits sont essentiels pour lui, et d’imperceptibles glissements s’opèrent chez lui entre couleurs et sons. L’œuvre de Tarkovski nous reste en travers de l’âme, grave et seule. Elle est un chant d’exil, une immense nostalgie.
Elle se situe dans un monde en marge où l’irrationnel a autant d’existence que le rationnel, là où nul n’avait osé aller avant lui de peur de se perdre, dans la Zone, le cœur des ténèbres. Lui le « Stalker » humble, l’homme qui marche et se tient debout va aux lisières interdites aux hommes. Non pas pour exaucer n’importe quel désir, mais pour épier les traces d’un monde sans Dieu. La catastrophe qui nous frappe d’interdiction n’est pas la catastrophe nucléaire, mais la perte de toute foi en l’homme comme en Dieu. Sans ange sur l’épaule droite le chemin devient dédale. Et l’apocalypse se rapproche. Elle ne peut être éloignée que par le sacrifice de soi-même.
Alors tout rouille, tout suinte, les pièges et les offrandes se mêlent comme dans la vraie vie. Et comme dans Solaris il nous est dit que c’est notre âme qui modèle l’espace et le temps. Tout doit être alors parcouru avec crainte et respect, gravité et espérance, comme cette piscine de Nostalghia. Les films de Tarkovski sont comme la Zone, on ne peut les approcher que comme le dit le Stalker :
« Je ne sais pas… je ne suis pas sûr. Je crois qu’elle laisse entrer ceux qui n’ont plus aucun espoir… Non pas les mauvais ou les bons, mais les malheureux… »
Son film le plus personnel, le plus prégnant, car il s’agit de son autobiographie, reste Le miroir, dans lequel la présence du père absent, de la mère tendre, font se dissoudre le temps, le jadis et le présent. Il porte à son sommet ici la relation au passé, à la terre natale et à la famille, et à la maison où jamais il ne pourra habiter. Film sur sa propre mémoire, sur toute la mémoire du monde.
Tous les films de Tarkovski luttent contre la logique humaine et font place au miracle, c’est-à-dire la suspension pour un temps de l’ordre naturel des choses : l’arbre sec qui reverdit, le sacrifice qui sauve du désastre nucléaire, le rituel de la piscine, la lévitation des corps…
Après lui, la terre n’est plus prête à tout, mais se souvient du rêve des hommes profond comme un étang.
Il a mis sur la pellicule des oiseaux qui ont froid, des chevaux qui vous regardent, des âmes fragiles qui marchent dans l’eau, un grenier qui laisse tomber goutte à goutte la mémoire sur de vieilles bouteilles emplies de nos poussières.
Notre mémoire en est changée à jamais.
« Que celui qui le désire se regarde dans mes films comme dans un miroir, et il s’y verra. » Andreï Tarkovski
Aussi un immense merci à la cinémathèque de nous avoir permis de revoir toute l’œuvre de Tarkovski et d’en ressortir bouleversés.
Gil Pressnitzer
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