A l’occasion de la sortie aujourd’hui de son nouveau film Métamorphoses, d’après le poème d’Ovide, retrouvez la première partie de l’interview que Christophe Honoré m’a accordé le 21 août dernier.
En 2011, lors de la rencontre avec le public animée par Natacha Laurent à la Cinémathèque de Toulouse, vous aviez dit que les acteurs étaient au cœur de vos films, que vous aviez même écrit certains rôles en pensant à eux. Vous aviez aussi dit que lors de vos tournages, votre mise en scène s’adaptait à eux, et non l’inverse, qu’ils étaient libres dans leurs déplacements, par exemple, sans aucun pointage au sol. Or, là, il n’y a quasiment que des acteurs non-professionnels. Cela a-t-il changé votre façon de travailler ?
Ça change du tout au tout, surtout le rapport à la fiction, au romanesque. C’est vrai que j’ai toujours aimé travailler avec des acteurs, particulièrement des acteurs qui avaient joué chez d’autres. Mes films aiment bien garder la trace de leurs tournages précédents. La figure fictive même de l’acteur m’intéresse aussi, c’est-à-dire l’idée que je me faisais de Chiara [Mastroianni], de Ludivine [Sagnier], -Louis [Garrel] c’est un peu différent parce que je l’ai connu très jeune- , pour essayer de l’intégrer à un univers qui serait plus personnel. Pour moi, les acteurs de cinéma sont des éléments d’impureté, et j’aime travailler avec ça. C’est aussi très déclencheur d’envie d’histoire.
Avec Métamorphoses, c’était l’inverse. Comme j’avais vraiment envie de re-raconter ces fables d’Ovide depuis aujourd’hui, en espérant faire résonner quelque chose qui appartiendrait à un passé un peu primitif et inconscient de chacun, je me suis très vite aperçu que si je choisissais des acteurs connus, ça allait être un obstacle pour le film, pour sa compréhension et pour la croyance du spectateur. Les interprètes sont majoritairement des non-acteurs, trouvés dans la rue, qui m’ont frappé, soit par leur beauté particulière, soit par leur voix, soit encore par ce qu’ils dégageaient.
En plus de mon rapport à la fiction, cela a aussi changé complètement ma direction d’acteurs. Je crois que je les ai laissés très libres, et cette liberté-là était assez exaltante. Je me suis toujours mis dans une position assez documentaire. Je n’ai pas du tout essayer de les amener à jouer afin de préserver leur caractère étrange. Sébastien Hirel joue un Jupiter avec sa voix très flottante, presque bressonnienne. Ce n’est pas moi qui lui ai demandé de jouer comme ça. Je n’ai jamais voulu vraiment leur expliquer le texte qu’ils lisaient, et pour certains, c’était vraiment une espèce de langue absolument étrangère. Le film les regarde d’une manière un peu anonyme, innocente, qu’ils soient dans le film comme je les avais vus dans la rue.
Je me suis servi de l’actualité de leur corps : je crois que si Métamorphoses est un film d’aujourd’hui, c’est surtout parce que leurs corps à eux sont d’aujourd’hui. J’ai l’impression que le film est assez peuplé, plus que distribué au sens des acteurs habituels, avec des gens d’aujourd’hui : des gens qu’on croise dans la rue, du bébé au vieillard, en passant par cette jeune fille qui joue Europe, Amira Akili, d’origine maghrébine, et par pleins de gens très différents. J’ai l’impression que cela peut être un atout du film, en tout cas pour moi, que d’offrir soudain une espèce de tableau de gens d’aujourd’hui, se mettant dans des situations écrites il y a à peu près 2000 ans.
Il y a quelques personnes qui sont plus dans un devenir d’acteur comme Damien Chapelle, qui joue Bacchus. Il est danseur mais on voit bien qu’il a une carrière au cinéma qui l’attend. Avec lui, c’était amusant, comme le travail avec Louis sur Ma mère : c’était soudain pouvoir observer et participer à l’éclosion d’un acteur. C’est comme si le film le baptisait un peu déjà.
Vous venez de parler de la croyance du spectateur, or votre film ne parle que de croyances, de celle des dieux à celle du spectateur. Trouvez-vous que les films français d’aujourd’hui s’engagent peu sur la croyance du spectateur ?
C’est une chose dont je me suis aperçu plus tard, quand le film a commencé à exister au montage. C’est toujours un peu compliqué de savoir de quoi les films parlent. Si on commence à savoir exactement de quoi on parle, on devient dogmatique, chiant, démonstratif, ça devient un exposé qu’on a bien préparé chez soi et qu’on vient faire en classe en espérant la bonne note du prof. Je crois finalement que c’est quand même un film sur la crédibilité ou sur l’incrédulité, sur cette question de la croyance, qui est évidemment multiple. Par exemple c’est la croyance d’Europe à cet homme qu’elle croise qui dit « Je suis Jupiter et je suis un dieu. » et elle fait l’effort de le croire. C’est une croyance amoureuse, même de désir : on veut effectivement croire que la personne qu’on vient de croiser, et qui nous fait un peu d’effet, dit vrai.
La croyance religieuse est aussi présente. Ce n’est pas rien de représenter et de mettre en scène des dieux. Même ces dieux-là, qui semblent davantage appartenir à une espèce de fiction romancée, restent quand même des dieux. Ils vivent des cultes et veulent qu’on croie en eux. C’est le grand problème de Bacchus.
Le film pose aussi la question de la croyance du spectateur, comme vous dites, c’est-à-dire à quoi on est prêt à croire et qu’est-ce qu’on ne veut plus croire. Dans une scène, je me suis un peu amusé avec Bacchus : il arrête presque le film et va chercher dans la salle de cinéma les trois sœurs Mynias qui ont l’air de douter de ce qu’elles sont en train de voir. Il les métamorphose en chauves-souris, avec l’idée de personnes qui sont aveugles.
On ne sait pas si c’est Chronicle, le film à l’affiche de la salle, ou le vôtre qu’elles sont en train de regarder.
Soit c’est le film à l’affiche, soit en effet, on peut penser que c’est le film qui est en train de se jouer puisqu’on a laissé exprès la bande son un peu durer. En tant que spectateur, si je suis devant n’importe quel blockbuster américain, j’y crois dès la deuxième minute. Parce que j’ai envie de croire à la fiction, que ces gens sont des monstres, qu’il y a de la crypto-je-sais-pas-quoi. J’ai une espèce de plaisir de pure croyance.
La croyance est très compliquée au cinéma français. Il y a quand même toujours cette idée qu’il travaille non pas sur le romanesque, la fiction mais sur la vie vraie. La force du cinéma français serait d’être capable de viser une identification au spectateur, qui n’est pas une identification à un personnage ou une fiction, ni à une envie de croire, mais qui serait de l’ordre d’une reconnaissance. « Ah oui ! ce qui se joue sur l’écran est un peu pareil que ma vie et donc, je peux apprendre quelque chose de l’écran pour ma vie. » C’est vrai que Métamorphoses est donc, par rapport au cinéma français, compliqué, parce qu’il est compliqué de croire à ce film, de voir ce garçon arriver en camion et dire « Je suis Jupiter » Rien que les noms Jupiter et Europe écorchent les oreilles. En plus, je vais assez vite sur l’histoire d’Io avec Argus et ses cent yeux. Ça me faisait rire de faire un effet spécial, pas du tout à l’américaine, mais avec des vrais yeux qui bougent. Dans un film français, on est à la limite du grotesque. Mais Métamorphoses navigue à ça parce que c’est aussi l’initiation de cette jeune fille qui veut bien faire l’effort de croire. Le film montre qu’en croyant en eux, elle finit par s’accorder au monde. La question de la croyance est au cœur de mon film : la croyance au cinéma, la croyance dans les dieux et la croyance des gens, les uns envers les autres.
Et au prince, puisqu’elle embrasse même la grenouille…
A un moment, elle se dit que tout peut arriver. Sa culture, c’est plutôt Walt Disney et les contes de fées. Elle n’a pas du tout cette culture humaniste autour de la mythologie grecque, qui a plutôt disparu de l’école aujourd’hui.
Je ne suis pas d’accord avec vous car Les Métamorphoses d’Ovide sont au programme de 6ème.
Tant mieux. C’est une culture que les gens revendiquent peu finalement dans la jeunesse. J’aimais bien dire à cette jeune fille maghrébine française qu’il y avait quelque chose d’un passé français qui appartient à la Méditerranée, à la mythologie grecque et romaine. Dans la mythologie, Europe est une jeune fille à priori turque partagée entre l’Occident et l’Orient. Il y a quelque chose dans notre culture qui lui appartient. Je crois que le film pose beaucoup cette question-là, de remettre à disposition une culture à une jeunesse qui ne pense pas être concernée par elle. J’adore la pop culture et l’Amérique, mais je pense que notre culture française est quand même finalement beaucoup plus, encore aujourd’hui, en résonance avec la culture grecque, latine qu’avec la culture anglo-saxonne. Il y a un pont pour les générations de jeunes français qui viennent plutôt du Maghreb, dont les parents venaient de la Méditerranée, une culture commune dont on pourrait être fier ensemble, plutôt que de toujours penser que la culture française est étanche à la culture maghrébine, avec le monde musulman.
Vous dites qu’elle est prête à croire Jupiter, mais c’est même plus que cela. Au début, elle ne le voit pas, ils ne s’adressent pas la parole avant de faire l’amour.
C’est la force des dieux : ils peuvent nous imposer leurs désirs en nous faisant croire que c’est le nôtre. Si les mythes sont très simples finalement dans la narration, ils sont très multiples en interprétation, et c’est vraiment passionnant. Je crois que Io ressemble plus à une jeune femme qui fantasme tellement sur les dieux qu’elle convoque Jupiter, qu’à une jeune femme abusée par un dieu. Pour moi, elle a cédé à son désir animal et s’inflige donc une destinée animale. En général, les dieux grecs descendent sur Terre pour deux raisons. La première est pour désirer des mortels, parce qu’ils sont trop beaux, plus que des dieux. C’est la beauté des humains qui les fait descendre sur Terre. Penser que la beauté appartient à l’humanité, et non au divin, me passionne. La seconde raison est leur convocation par les mortels, parce que ceux-ci rêvent d’amoureux exceptionnels, et mettent l’amour, le désir et le sexe dans une sorte d’absolu. Ce rapport un peu métaphysique au désir est quelque chose qui était assez amusant à mettre en scène, de manière très concrète. Il y a aussi des abus : Pan abuse de la pauvre Syrinx qui va se transformer en roseau, et Salmacis va se fondre dans le corps d’Hermaphrodite ; mais il y a aussi des désirs qui viennent des mortels.
Filmer la sensualité est-il un plaisir ou une difficulté ?
C’était un plaisir de filmer des corps. Je l’ai fait de manière alternative dans mon cinéma, assez violemment dans Ma mère, qui m’a un peu traumatisé. Ça m’avait énormément embarrassé de déshabiller mes acteurs. J’avais fait ensuite des films plutôt très habillés, hivernaux, Dans Paris, Les Chansons d’amour, où ils n’ont pas tellement l’occasion d’être nus. Homme au bain, était ensuite une espèce de respiration, purement gratuite, sans enjeu commercial, puisque c’était un court-métrage qui finalement a pris de la longueur. Et pour Métamorphoses, j’en avais vraiment envie.
C’était néanmoins une difficulté parce que, forcément, quand vous rencontrez dans la rue quelqu’un comme Amira, d’origine algérienne, et vous lui dites « Tu vas jouer Europe » donc déjà, elle entend un truc politique, et se dit « Pourquoi moi, maghrébine, je serais l’image de l’Europe ? ». Et elle a raison, le film revendique ça. Dans la majorité des représentations, quand elle est enlevée par le taureau, Europe est toujours une jeune fille blonde, plantureuse, plus allemande que méditerranéenne, partagée entre l’Orient et l’Occident, comme la décrit Ovide.
Et après, je lui dis « Tu vas être toute nue… souvent » Ce n’est pas rien de dire à une jeune fille, en général, qu’on va la filmer alors qu’elle n’a rien demandé, et en plus, on va la filmer nue. Pour les Bacchantes, on est allé voir dix-huit femmes aux terrasses de café à Montpellier et Nîmes en disant « Voilà, ce serait pour jouer les Bacchantes avec Bacchus, vous allez déchiqueter un homme. Bon, il y a un souci, c’est-à-dire que… vous serez toutes nues tout le temps »
Finalement, j’ai été assez surpris car tous ces gens croisés dans la rue ont accepté. Ils n’avaient pas très peur de mon regard sur eux. Je n’aurais jamais accepté qu’on me filme tout nu à 20 ans. Sébastien Hirel, qui joue Jupiter, est juriste dans un cabinet d’affaires. Il était tellement tétanisé, qu’à la fin de sa première journée, il avait des marques de crampes sur les jambes, des bleus uniquement de crispation. En plus, je l’avais mis nu face à une vache.
Je trouve même que vous êtes l’un des rares actuellement à savoir filmer les corps, et même les peaux. Jamais vous n’avez filmé la chair de manière triste.
C’est vrai qu’en général, j’essaye de faire en sorte que ce soit sans morale et sans se dire « attention, on fait une chose transgressive ». La sensualité est joyeuse ici, je voulais retrouver une espèce d’hédonisme qui appartient peut-être plus aux années 70. Il y a aussi un rapport au corps qui est différent. Tous les corps filmés ne sont pas dans des canons de beauté, comme Marlène Saldana par exemple, qui joue Salmacis.
Pour en revenir au casting, pourquoi n’avoir repris que Mélodie Richard de votre spectacle Nouveau Roman ?
Parce que Mélodie était innocente de caméra. J’aurais pu prendre Mathurin et Benjamin, mais je ne les voyais ni en dieux, ni en mortels désirés par des dieux.
Je vois très bien Mathurin en dieu, mais ce n’est que mon avis…
Mais il aurait été un dieu un tout petit peu convenu : beau gosse, blond avec sa petite barbe, ses pec’ bien dessinés, sa voix un peu à la André Dussolier alors qu’il a 40 ans de moins… Il aurait pu… mais le plaisir de ce film était aussi de tourner avec de nouvelles personnes. Mélodie est la seule avec qui j’avais déjà travaillé.
Le lieu participait à chaque relecture que vous avez réalisée à partir d’œuvre littéraire, – Las Palmas pour Ma mère et un lycée pour La Belle Personne. Est-ce important que Métamorphoses se déroulent en zone péri-urbaine ?
Oui vraiment. Au début, le scénario se passait place de la République, le soir. Mais je me suis dit que c’était impossible que Jupiter apparaisse là sans que BFM TV débarque très vite. Alors que derrière les Carrefour, le long des voies express, au moment où la ville abandonne d’être la ville et où la nature n’a pas encore tous ses droits, ces lieux qui sont toujours traversés par les gens et où personne ne s’arrête, je me suis dit que c’était là où pouvaient être les dieux. Ce sont des zones, comme les terrains vagues, où les caméras se posent peu.
Ce n’est pas la « vraie France » que je voulais filmer, mais des zones où la civilisation était déjà presque en état de ruines urbaines. Je leur trouve aussi de la beauté à ces lieux-là, qui n’est pas une beauté symétrique, habituelle, une beauté de spectaculaire. Cette beauté peut être un peu mode d’ailleurs, parce un peu détruite, qui mêle de la laideur. M’affronter à l’idée du beau était un des enjeux du film : dans les corps et dans les lieux, en veillant à être attentif à une beauté très contemporaine.
Dans le numéro 2 de la revue Répliques*, où vous étiez interviewé avant le tournage, vous disiez que vous alliez travaillé en numérique, avec André Chemetoff, un chef opérateur qui « n’a pas de frustration sur le 35 mm ». Cela a-t-il changé votre façon de travailler ?
Ma façon de travailler, pas tant que ça. Il faut que je sépare les choses : c’est une très bonne expérience avec André Chemetoff, avec qui je me suis très bien entendu. Il sera sur le prochain film. En revanche, le numérique ne m’a pas captivé. Malgré ce qu’on dit, je ne trouve pas qu’on gagne tellement en légèreté. Avant l’étalonnage, j’ai été très déçu par la définition, la sensualité de l’image. Si le film est projeté sur très grand écran, je ne retrouve pas une sensualité par rapport à la profondeur de champ que j’avais dans le 35. En plus, Métamorphoses est un film particulier parce qu’il n’y a que des extérieurs, beaucoup de jour, et ça ne va pas très bien avec le numérique. Finalement le numérique est bien pour la nuit, dans les conditions extrêmes.
Je fais partie d’une génération de cinéastes qui ne peut pas se permettre d’être réactionnaire par rapport au numérique, et dire que je ne tournerai plus qu’en 35. Et puis, il y a la chaîne de fabrication et aussi de distribution : la majorité des films sont en DCP, c’est-à-dire en format numérique au moment où ils sont projetés. Ça semble très contradictoire et un peu faux finalement de tourner en argentique. Je pense qu’en fait le numérique, c’est très bien quand on peut être sur un filmage très ludique. Faut vraiment s’amuser, énormément, avec le numérique. Mais comme on est sur un filmage qui était un peu plus contemplatif dans ce film-là, je n’ai pas trouvé ça exaltant.
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La seconde partie de cette rencontre est ici.
« les films que j’aime » de Christophe Honoré sont ici.
* : Plus d’informations sur la revue Répliques sur leur site http://www.repliques.net/ et sur leur page facebook. Cette revue est aussi en vente dans les librairies toulousaines « Ombres Blanches Cinéma », 33 rue Gambetta, et « Oh les beaux jours », 20 Rue Sainte-Ursule.