Vous allez pouvoir vous-mêmes décider des Briques de Platine, et Or et Argent, mais pas moins, pour les quelques suggestions proposées ci-dessous. Suivant que votre intérêt va vers le violon ou le piano ou le chant, vous allez vous en donner à cœur joie.
Commençons par ce petit bijou que sont les deux grands concertos viennois pour piano de Mozart, les n° 25 et n°20. Au clavier, l’immense Martha Argerich accompagnée par Claudio, mais oui Claudio Abbado qui laisse orphelin tant de musiciens et d’admirateurs. Il dirige ici l’Orchestra Mozart. On ne vous fera pas l’affront de vous présenter ces deux “monstres sacrés“, mais si vous cherchez un exemple pour illustrer ce qu’est l’osmose entre un chef et son soliste dans un concerto, le voilà tout trouvé. Un chef formidablement présent, au sommet de son art et de sa rigueur, qui sculpte un écrin extraordinaire et d’un équilibre parfait dans lequel s’immerge une Mozart en jupons, jubilatoire. C’est chantant, agile et le mot est faible, d’une sonorité joyeuse et pleine, le tout servi par un legato d’une pureté et d’une beauté exceptionnelles. Quant aux musiciens de l’orchestre, on les devine d’une attention extrême. Au bilan, deux petits miracles de tendresse et de poésie, qu’il paraît inutile d’aller décortiquer. C’est Mozart, tout simplement.
Après le divin Mozart, on va faire un tour chez le Cantor, Jean-Sébastien Bach. La tête d’affiche du coffret, c’est la violoniste néerlandaise Janine Jansen, une des plus remarquables sur le podium de ces dernières années, une soliste captivante, mais aussi une fervente interprète de musique de chambre. Après un magnifique CD consacré aux Inventions & Partitas, elle nous offre, comme il est dit with friends , les deux Sonates BWV 1016 et 1017 pour clavecin et violon, les deux Concertos pour violon BWV 1041 et 1042 et le concerto pour violon et hautbois BWV 1060 avec Ramon Ortega Quero. Là aussi, on peut se lancer dans le décortiqué mais, à mon goût, pas une des pièces offertes mérite que l’on fasse la fine bouche.
Entourée d’un père organiste-claveciniste – d’ailleurs présent dans ce CD – et d’un oncle chanteur baroque, Janine Jansen a grandi avec le style baroque. Cependant, même si elle admire de grands baroqueux, elle a jusqu’à présent résisté à emprunter cette voie, mais en loue l’influence, et a su s’en imprégner en grande intelligence musicale. Pas de tics, pas d’ornements à profusion, pas de contorsions, pas d’à-coups.
C’est du très beau violon, du très beau violon moderne, sans chichi, sans fioritures, sans maniérisme, joué avec une virtuosité sans esbroufe mais déterminée grâce à une technique éblouissante. Et la transparence de texture qu’elle obtient est unique au sein des versions sur instruments modernes.
Passons à une violoniste qualifiée de prodigue, et prodige ! Julia Fischer, juste trentenaire, lauréate du Concours Menuhin à 12 ans, le double Concerto de Bach à 13, dirigée par Lorin Maazel pour son premier concert, un parcours assez étourdissant. Immergée dans la musique dès les premiers biberons, apprenant la musique avant de savoir lire et écrire sa propre langue maternelle, elle parle maintenant l’allemand, le slovaque, l’anglais, le français, “bûche“ l’italien et envisage le russe ! Elle joue sur un Guadagnini de 1750 qui lui appartient, et vous dira que depuis ses douze ans, elle peut tout jouer…et que rien ne lui pose particulièrement de problèmes. Donc, aborder Sarasate, ce n’est pas spécialement pour faire démonstration de sa technique du jeu. C’est : « avec l’intention de transmette la joie et l’enthousiasme que j’ai éprouvés lorsque j’ai formulé le projet de cet enregistrement. »
L’artiste ayant du caractère, c’est là sa réputation, normal qu’elle s’intéresse à la musique de Sarasate à laquelle elle trouve, justement du caractère ! un compositeur d’accord mais avant tout violoniste reconnu comme exceptionnel (voir l’article qui suit). Les treize pièces du CD sont très courtes, la plus longue dure moins de huit minutes, et comme le dit Julia Fischer : « On n’a pas besoin de diplôme de musicologie, ni même de connaissances préalables ou d’explications particulières pour se sentir tout de suite proche de cette musique. » C’est exactement ce que je pense et voilà un propos que j’aurais pu sans vergogne aucune m’attribuer ! Délectez-vous donc à l’écoute de ces « petits bijoux, avec leurs propres caractères, leurs propres histoires. » La pianiste Milana Chernyavska participe à la fête, en toute complicité.
Du critique Bernard Shaw-De l’oreille absolue-The Star-24 mai 1889, à propos de Sarasate :
« Sarasate dont j’ai raté le premier concert, donnait samedi dernier, le concerto de Mendelssohn. Mais je l’entendrais aussi volontiers jouer « Pop goes the Weasel » qu’un chef-d’œuvre classique quelconque ; et, qui plus est, je crois que lui-même jouerait aussi volontiers l’un que l’autre. On raconte qu’il lui suffit de parcourir une nouvelle œuvre une seule fois en entier accompagné par son pianiste, pour la savoir par cœur ; et je suis prêt à le croire car il inscrit souvent à son programme des pages rebutantes qu’aucun artiste de sa réputation ne trouverait utile d’apprendre si elles devaient lui coûter un effort quelconque. Je n’ai jamais pu deviner s’il préférait Mendelssohn au Dr Mackenzie, à Bernard, à Lalo, à Max Bruch ou à n’importe qui d’autre. Il n’interprète jamais rien : il joue tout superbement, voilà tout. Toujours alerte, vif, clair, raffiné, sûr de lui, il est aussi scrupuleusement attentif et d’un parfait naturel. Ce trait surprendra les gens qui voient en lui un jeune Espagnol romantique aux cheveux de jais, aux finesses et aux maniérismes fascinants. Mais ils seront encore plus surpris d’apprendre que celui qu’ils idéalisent ainsi fait illusion par la seule beauté de ses yeux, alors que, pour le reste, c’est un homme de stature banale, aux cheveux généreusement saupoudrés de gris, et au visage carré et commun, plus profondément marqué par le burin du Temps que ses quarante et un ans ne le méritent.Il n’y a en lui aucune affectation : la façon pittoresque dont, pour finir, il pince la corde et tire l’archet – et qui ne manque jamais de faire crouler la salle sous les applaudissements – n’est que la conclusion naturelle d’une exécution enlevée avec une justesse infaillible et une extraordinaire rigueur rythmique.
Pablo de Sarasate, de son nom complet Pablo Martìn Melitòn de Sarasate y Navascuès est un violoniste et compositeur espagnol et basque ! un des virtuoses les plus célèbres de son époque. Premier prix de Conservatoire de Paris en 1857 – de violon et de solfège – il entreprend aussitôt une brillante carrière internationale de virtuose, tout en composant d’assez nombreuses œuvres inspirées pour la plupart de la musique espagnole. Mais aussi des morceaux destinés à mettre en valeur sa virtuosité comme le plus connu d’entre eux : Zigeunerweisen (1878) ou Carmen-fantaisie. Il s’impose par une technique fabuleuse et un style nouveau : son vibrato est beaucoup plus large que celui de ses prédécesseurs, il recherche un ton très pur et est souvent critiqué pour son manque de sensibilité. Mais ses possibilités techniques enthousiasment les compositeurs qui écrivent à son intention : Camille Saint-Saëns pour son Concerto n°3 et l’Introduction et Rondo capriccioso, de Max Bruch, le Concerto n°2 et la Fantaisie écossaise ou la Symphonie espagnole d’Edouard Lalo.
Par contre, si vous voulez faire quelques économies, on espère que vous avez évité un CD s’intitulant Bel Canto d’une artiste dont on ne donnera même pas le nom car ce serait faire injure à ses qualités bien mal utilisées dans ce produit qui se révèle insipide et plutôt, à mon humble avis, une erreur.
Revenons à du plus sérieux : Yuja Wang. Elle est chinoise, née à Pékin il y a bientôt vingt-sept ans. Elle fait partie de ces plus de vingt millions de pianistes chinois. Elle est jolie, on peut même écrire que c’est une très jolie jeune femme. Ses tenues en concert sont loin, très loin de celles qu’arboraient ses consœurs par le passé !! C’est devenu en un laps de temps très court, une artiste très courue qui, comme son confrère Lang Lang se produit sur les plus grandes scènes des salles les plus réputées. C’est une virtuose hors pair qui en a déjà assez de donner en bis et à une vitesse folle ce morceau de choix qu’est le Vol du Bourdon dans une transcription de Cziffra, que Lang Lang s’amuse, lui, à donner en bis sur sa tablette…
Avec tout ça, évidemment, il lui est difficile de plaire à tout le monde. Et surtout pas à tous ces grincheux de critiques ou de spectateurs vieillissants pour qui il ne peut y avoir de bons pianistes que de pianistes avec les mêmes cheveux blancs, pétris de connaissances car un jeune devant son clavier ne peut avoir assimilé tout ce que les “vieux“ ont pu apprendre au fil des ans. Et puis, trop jeune donc, dépourvue de sensibilité ! La virtuosité ne peut aller de pair avec la sensibilité, pardi. Ils en oublient, les pisse-vinaigres, qu’auparavant il n’y avait rien pour se former : pas de support, pas de cassette, pas de disques, uniquement les commentaires écrits. Sans parler de la qualité des instruments. Tout cela a fortement évolué et les jeunes artistes aussi. Leur formation se fait en accéléré.
Quitte à oublier aussi que tous ces jeunes pianistes chinois ont derrière eux, pas très loin, la Révolution Culturelle avec les pianos qu’on concassait, les pianistes qu’on envoyait dans les camps avec en prime pour les plus réfractaires, les doigts cassés à coup de marteau. Les partitions détruites. Seul, un Mozart semblait trouver grâce. De tout cela, et plus, une rescapée des camps de rééducation de Mongolie intérieure, Zhu Xiao-Mei en a témoigné. Alors, un peu d’indulgence, pour ces artistes qui, avec un peu plus de chance que d’autres peuvent vivre maintenant ce dont tant ont été privés.
Que peuvent bien, par exemple, certains chichiteux, reprocher à un “produit“ comme Fantasia de Yuja Wang ? Et si vous vous laissiez aller à un brin d’enthousiasme ? un brin de fantaisie ? au lieu de vous extasier sur les fausses notes d’un Cortot en criant au génie ? Sa très grande virtuosité vous frustrerait-elle ? Comme une Julia Fischer au violon, elle peut tout jouer, et alors ?
On fait la fine bouche aussi sur le Transformation. De Stravinski à Ravel, en passant par Scarlatti et Brahms, il y a pourtant de quoi être ravi de tant d’aisance, entre des compositeurs aussi divers. Et, me semble-t-il, qu’entre les notes il respire comme un air de liberté, une envie démesurée de s’exprimer coûte que coûte pour ne pas laisser une seconde de perdue. Il faut absorber et embrasser la culture pianistique occidentale sans retenue, toute. La somme de travail est énorme. Elle, avec d’autres ont fait éclater les barrières et les écoles. Pourquoi parler d’école russe, d’école chinoise ? Si vous lui demandez qui est-elle ? Elle vous répondra : « Je suis Yuja. » C’est tout.
Le dernier CD est consacré au Concerto n°3 de Rachmaninov et au Concerto n°2 de Prokofiev. Gustavo Dudamel dirige sa formation. Je ne l’ai point en rayon ! il – le CD – est, à ce qu’il paraît, exceptionnel. Je n’en doute pas. Mais il y a aussi un “vieil“ !! enregistrement de 2009 où Yuja – elle ne donne plus son nom comme pour mieux s’affirmer encore – joue Chopin, Ligeti, Scriabine et la Sonate en Si de Liszt. Tout un programme intitulé Sonates & Etudes. Vous l’avez deviné, vous pouvez suivre l’artiste.
Michel Grialou