Les films sont faits pour divertir, être récréatifs, c’est même leur vocation première. Et comme la plupart de mes semblables, je n’aime rien moins qu’assister à des sauvetages du monde in extremis, des histoires d’amour heureux et des batailles épiques du bien contre le mal.
Mais le cinéma, ce n’est pas que ça, le cinéma a une autre mission : celle de rendre accessible au plus grand nombre des pans moins reluisants de l’histoire humaine. Cette mission – là ne va pas sans heurts. Elle peut être réellement éprouvante pour celui ou celle qui la reçoit. Mais tout comme je suis convaincue de l’utilité ludique du cinéma, je suis tout autant convaincue de ses vertus curatives. On ne peut pas – on ne doit pas ! – toujours se préserver des atrocités de la réalité …
Etats – Unis, 1841. Solomon Northup vit à New – York, entouré de sa famille, en homme libre. Violoniste doué, il est approché par deux hommes qui lui propose un juteux contrat. Il accepte leur proposition et les suit à Washington.
Au lendemain des premières représentations, il se retrouve enchaîné dans une cave, dépossédé de tout. Ceux qui l’avaient si adroitement abordé, l’ont en fait enlevé pour le revendre à un marchand d’esclaves. Solomon Northup, renommé Platt, va connaître l’enfer de 12 années d’esclavage passées en grande partie chez le brutal Edward Epps*.
Cette histoire n’a rien d’une invention. Pour réaliser son film, Steve McQueen (vous aurez compris qu’on ne parle pas ici de l’acteur – pilote de course – amateur de jolies pépées mais bien de son homonyme, talentueux réalisateur britannique**) s’est appuyé sur les mémoires du véritable Solomon Northup (si vous souhaitez en apprendre davantage sur cet homme qui oeuvra considérablement pour l’abolitionnisme, je vous invite à faire un tour ici).
Au moment des faits, il était alors chose courante d’enlever des citoyens noirs et libres pour ravitailler en main – d’oeuvre les plantations du sud du pays. Solomon Northup fut l’un des rares à pouvoir retrouver sa condition d’homme libre et laisser une trace écrite de son calvaire.
Avec 12 years a slave, si vous vous prépariez à une grande fresque romantique sur le combat des droits de l’homme et la réhabilitation de l’un d’entre eux (comme Hollywood sait si bien le faire), on en est loin. Très loin.
Faire du joli, du lyrique, du sentimentalisme, ce n’est pas vraiment la marque de fabrique de Steve McQueen. Même s’il a toujours traité sa réalisation avec esthétisme (n’oublions pas que l’homme a reçu une solide formation dans diverses écoles d’art. Avant d’arriver au cinéma, ce fut dans ce milieu qu’il connut ses premiers succès), c’est avant tout un metteur en scène exigeant. Il s’est toujours attaqué à des thèmes denses et douloureux (voir billet Hunger – Shame) de façon frontale, mais sans pour autant se la jouer voyeur (le talent il paraît que ça s’appelle).
C’est de la même façon qu’il aborde le parcours de cet homme, violemment arraché aux siens, dépouillé de son identité, recraché dans un univers inconnu et hostile, réduit à moins qu’une bête de somme, forcé de renier ce qu’il est vraiment et de commettre des actes qu’il répugne pour assurer sa survie …
Par le biais de Solomon Northup, Steve McQueen explore le thème plus large de l’esclavagisme, la machinerie juridique qui avait été mise en place pour en faciliter le commerce, les crimes et les abominations perpétrés en son nom, l’odieux positionnement des blancs face aux noirs.
Il en résulte que 12 years a slave est loin d’être un moment agréable. C’est un film difficile (impossible de détourner le regard sur ce que l’être humain est capable de faire subir à ses semblables pour des questions idéologiques ou commerciales), révoltant, éprouvant, parfois à la limite du soutenable. Il est pourtant mené avec un très grand respect, sans jamais amoindrir des actes et des propos inqualifiables.
Réalisation un peu moins faste qu’à l’ordinaire (le temps de tournage a été très court, à peine 35 jours), bande son discrète, Steve McQueen concentre toute son attention sur ses personnages avec un casting trié sur le volet. Chiwetel Ejifor (à la renommée encore modeste, mais ça ne devrait pas durer) incarne cet homme à l’existence brisée.
Intense, brillant, poignant, je ne saurais comment décrire davantage le travail tout en profondeur que l’acteur fournit au long du film. Paul Dano et Benedict Cumberbatch l’accompagnent sur ses premiers pas en tant qu’esclave.
Il sera ensuite confronté à Lupita Nyong’o (si gracile et émouvante qu’elle ferait fondre en larmes un bloc de marbre), Michael Fassbender (prêtant ses traits à l’abject Epps, son aura maléfique est glaçante), Sarah Paulson (en pôle position pour disputer le premier prix de l’ignominie) et Brad Pitt (engagé dans le jeu comme dans la production du long – métrage).
A présent, c’est à toi de jouer cher(e) lecteur(trice). L’engagement d’un réalisateur est chose importante mais qui s’avère totalement inutile face à une salle vide. Dans ce cas précis, il serait une erreur de croire que 12 years a slave ne concerne que les Etats – Unis, nous aussi avons notre part de responsabilité dans l’affaire. N’oublions pas que plusieurs villes portuaires françaises se sont grassement enrichis grâce à ce trafic humain …
En vous remerciant.
* : Alcoolique, extrêmement violent, le véritable Epps se comportait de façon épouvantable avec ses esclaves. Sa » renommée » était telle qu’encore de nos jours, en Louisiane, on utilise l’expression » arrête de faire ton Epps » …
** : En plus d’être un réalisateur d’origine écossaise, Steve McQueen est également noir. Cela ne change rien à la véracité du propos ou l’intérêt pour le film mais donne certainement une autre dimension au tout.