Un autre nom pour ça
Mladen Materic, Théâtre Tattoo
Création au théâtre Garonne
Conception, décor et mis en scène Mladen Materic
Avec Haris Resic, Emanuelle Hiron, Miguel Muñoz, Zenaida Alcalde,Thierry Dussout
Mladen Materic possède un univers propre, étrange et fascinant, qui s’appuie sur un langage théâtral fort novateur.
Le théâtre Tattoo, créé au début des années quatre-vingt, à Sarajevo, en Yougoslavie à l’époque, nous a été révélé par le théâtre Garonne, qui en fit une troupe en résidence de1992 à 2001. Avec Tadeusz Kantor, le Théâtre du Radeau, et le TG Stan, autres apports entre autres du théâtre Garonne, ce fut pour beaucoup d’entre nous des rideaux qui se sont déchirés, laissant voir de nouveaux horizons théâtraux inconnus et essentiels.
Ce fut la découverte par le théâtre Tattoo de créations, entre autres, comme Le jour de fête en 1993, Le ciel est loin la terre aussi en 1995, Le petit spectacle d’hiver en 1997; La Cuisine de Mladen Materic et Peter Handke, créée en 2001.
Proche de Peter Handke et de son ami Émir Kustarica, Materic met en relief l’impossibilité pour un couple, pour des individus, de pouvoir se comprendre, pris dans le piège des paroles, mais plus encore du non-dit. Il sait aussi décrypter dans les détails infimes du réel, la conscience des choses : un sac, un regard, des photos, ou un journal en paravent de la vie pour ne pas voir l’autre pour l’autisme du père.
Aussi le dérisoire des actions l’emporte sur l’univers des mots, rares, mais ici présents dans sa dernière création.
Son théâtre onirique, au bord du silence, parle de la vie avec une sorte de réalisme poétique, qui s’attendrit sur les petits détails des jours, sur les hésitations de ses personnages qui semblent tourner en rond dans la routine et le rituel du quotidien, qui se déchirent et tentent de vivre quand même l’impossibilité d’être ensemble, d’être tout court.
Mladen Materic est aussi plasticien, et cela se voit dans ses mises en scène qui sont autant d’installations du rêve.
Maintenant il ajoute la dimension magique du cirque pour accentuer la dimension poétique de ses visions brèves, qu’il met en mouvement sur la scène.
La banalité, la trivialité, du quotidien, où semblent vivre souvent les gens, comme des poissons rouges dans le bocal des jours, était souvent représentée dans ses autres pièces, par des chromos, des tables en formica, des tableaux insignifiants, des valises, des départs impossibles, des gestes pathétiques, des échanges impossibles. Une partie est ici reprise par les mêmes acteurs qui jouaient dans ses autres pièces, Haris Resic, Emanuelle Hiron. L’incommunicabilité hurle dans les silences de ses pièces, ainsi un peu d’argent donné ne comble pas le fossé avec la fille.
Chaque mouvement des acteurs est en fait un symbole, une fuite, du temps gâché. D’ailleurs au début et à la fin de la pièce on entend le tic-tac du temps figuré par de drôles d’objets, massues de jonglage lestées du poids des jours, qui en se balançant, noient le temps.
Dans sa dernière création, Un autre nom pour ça, Mladen Materic semble vouloir faire « comprendre le ça », existentiel.
Ce n’est pas le « cà » des psychanalystes de l’inconscient, mais simplement la texture de nos jours.
Mladen Materic place d’ailleurs cet avertissement en exergue de sa pièce :
UN, tu voudrais être un. Est-ce que « un » peut exister ?
AUTRE, Tu penses à l’autre, qui te rend heureux ou qui te fait souffrir.
NOM, Tu réfléchis au nom, tout ce qui porte un nom et tout ce qui n’en porte pas.
POUR, Tu penses à ce que tu as fait pour les autres pour les autres et à ce que tu n’as pas fait pour eux.
CA, Tu voudrais comprendre ça, ce qui n’a pas de nom, mais sans lequel rien n’existe.
Pour cerner cela, il fait un retour sur toutes ses précédentes pièces, en reprenant donc deux de ses acteurs historiques, auxquels il ajoute deux personnages oniriques, qui semblent jouer la fille et le gendre du couple. Un autre personnage regarde tout cela, et joue avec des outils étranges, tournants comme le destin.
Mladen Materic s’interroge sur l’éphémère et l’impossibilité de comprendre le noyau de l’existence, « le ça » fuyant et fragile qui pourtant fait ce qui existe.
Un autre nom pour ça, est un kaléidoscope de la vie, avec ses moments forts et ses instants dérisoires, d’une banalité accablante, sa poésie magique aussi.
Depuis le degré zéro de la vie commune, jusqu’à la magie de la vie – d’ailleurs un magicien est convoqué avec ses tours de jonglerie déniant la réalité et une danseuse trapéziste devient la part de l’envol de la vie. C’est toute une multitude de petites scènes qui déboulent, se heurtent et se complètent parfois. Le jeu des corps des acteurs devient essentiel. Ce théâtre-cirque, devient la foire des vanités de la vie et son exaltation pleine d’espérance.
Une des clés est donnée par l’obsédante bande-son : La seconde partie de la 8e de Mahler, un long solo de piano, le bruit du vent, et une seule fois la chanson I Put a spell on you, chanson de rhythm’n’blues de Screamin’ Jay Hawkins, chantée par Nina Simone.
Les paroles disent ceci, et peuvent signifier une piste :
Tu m’entends
Je t’ai jeté un sort
Parce que tu es à moi
Tu ferais mieux d’arrêter de faire ce que tu fais.
Tu m’entends
Je t’ai jeté un sort
Parce que tu es à moi.
Ce sort jeté sur l’autre est celui de Mladen Materic jeté sur la vie. Là où tout se déplace : personnages, décors, sentiments, générations, mémoire, Mladen Materic, dans cette course folle, tache de cerner ce « ça » qui fait l’existence.
Maladen Materic nous déploie bribes, et séquences pour dire le temps qui passe, et elles remontent le temps et les générations, avec tous ces moments qui ont fait basculer les êtres, pour aboutir à leur vieillesse plus ou moins assumée par leurs enfants entre compassion et rupture – ainsi le plateau-repas jeté par terre.
« Le spectacle se développe à travers un grand nombre de scènes : de grands moments marquants, après lesquelles rien n’est plus comme avant (les amours, les morts, les réussites, les désastres) ; d’autres moments qui restent dans la mémoire ou qu’on oublie sans savoir pourquoi (une phrase, un objet, une blague, une touche), mais aussi les routines mécaniques, les petits rituels quotidiens, les habitudes… » (Materic.)
Et même il fait parler parfois ses personnages, dans des paroles absurdes :
« Avec combien de zéros écrit-on le mot amour », ou « Si je pouvais être heureux comme je suis malheureux ». Ceci est énoncé en français et espagnol. Des échos de la chute du mur de Berlin, de la prise du pouvoir en Iran par Khomeini, l’alunissage, la coupe du monde de football de 1998, scandent les scènes.
Ces mêmes personnages qui doivent sans cesse déplacer les quatre modules où se jouent les mini-scènes : l’un de ceux-ci reproduisant les pièces précédentes avec le couple qui se déchire, et l’un servant de castelet pour les tours du magicien avec ses balles.
Le déplacement doit être très précis, car un trapèze, une lampe servant aussi d’outil de cirque, viennent tomber des cintres, à un endroit déterminé. On passe d’ailleurs du magique au trivial et la trapéziste passe ensuite l’aspirateur, liant ainsi les deux mondes.
La pièce semble décrire le parcours d’un couple, sa fille rebelle, son gendre, depuis l’enfance et ses réminiscences que surlignent des projections de photos évoluant avec le temps, jusqu’à la vieillesse finale.
Mais ce parcours est adouci par la poésie onirique des intermèdes de cirque. Ainsi la splendide séquence avec un long drap blanc.
La greffe du cirque dans l’univers clos de Mladen Materic pose beaucoup de questions. Si l’apport tendre et irréel change l’amertume habituelle, on aimerait savoir ce qui a conduit Materic à opérer cette fusion, souvent fascinante, parfois longuette, qui change son univers habituel.
La pièce de Mladen Materic, Un autre nom pour ça, est un sort jeté sur la vie et le temps qui passe.
Mladen Materic, est un exilé de sa terre, et il tente de restituer l’exil des êtres dans un monde qui cesse d’être bavard, mais qui devient allégorique …
Le temps passe, tout change autour de nous et à l’intérieur de nous. Qu’est-ce qui nous reste vraiment? Qu’est-ce qui a été vraiment important ? Est-ce que quelque chose est resté le même ? Mladen Materic.
Dans un spectacle qui n’est ni théâtre, ni cirque, ni performances gestuelles, Mladen Materic crée un univers d’apparitions sur ce qui change, sans presque de paroles, mais pas sans rêves.
« Et un jour tu comprends que beaucoup de temps a passé et que toutes tes réponses données, satisfaisantes ou non, n’étaient qu’éphémères dans le changement incessant autour et à l’intérieur de toi. Tu commences à comprendre que c’est « ça »… Et que ça ne s’arrête pas. Et que chaque nom n’est seulement qu’un autre nom pour ça. » Mladen Materic.
Gil Pressnitzer
Au Théâtre Garonne jusqu’au 12 octobre
Théâtre Tattoo
.
.