Tous ceux qui tombent, de Samuel Beckett, traduit de l’anglais par Robert Pinget au TNT
Adaptation radiophonique de Jacques Nichet
Avec les voix de Edith Scob, Michaël Lonsdale, Dominique Pinon…
Samuel Beckett est l’artisan impitoyable et d’une drôlerie cruelle des paroles dites, entre silence et répétition. Il avait une volonté farouche de vouloir contrôler les images, quitte à les abolir, ou de ne les laisser affleurer que tronquées, comédiens ensevelis ou dans des jarres, seulement soulignés par un pinceau lumineux comme un doigt vengeur.
La longue mélodie monotone de ses mots voulait débusquer le rien des êtres, leur clownerie pathétique et dérisoire, leur tragédie aussi.
Aussi, qu’en après le succès retentissant de En attendant Godot (1952), il écrit cette pièce en 1956, juste avant Fin de partie (1957) et Oh les beaux jours (1963), suite une commande de la BBC pour une œuvre radiophonique en anglais, All that fall (tous ceux qui tombent). Il accepte alors de revenir à sa langue maternelle et aussi à ses souvenirs irlandais d’enfance.
Certes quitter la langue française d’exil lui coûte, mais le pari de l’absence de comédiens sur scène, une expérience des limites où seul le grain des voix porte la pièce, et la découverte de cette nouvelle technique, le tente. Il lui fallait un élément déclencheur.
Il cherchait « un cauchemar, une histoire horrible ».
L’assassinat d’un enfant dans un train le lui fournit.
Et il écrit cette pièce à onze personnages, qui se passe en Irlande.
« Jamais pensé à la technique du théâtre pour la radio, mais au plus profond de la nuit m’est venue une belle idée horrible pleine de roues qui grincent et de pieds qui traînent, d’essoufflements et de halètements qui pourraient – ou pas – aboutir » (Beckett).
Et ses antihéros, en bout de course, vont au milieu des bruits nous faire deviner le drame et son meurtrier, entre les bruits de la nature, ceux des voisins, ceux d’un vieux couple qui ressasse. Ils déambulent dans le dérisoire, mais avec un arrière-plan de tragédie.
Pour restituer cette pièce on ne peut donc s’appuyer que sur le rythme, et la temporalité, le choc des voix, que Beckett voulait bizarres. La BBC le met en onde en 1957, et Beckett est enthousiaste du résultat, qui respecte parfaitement ses volontés toutes méticuleusement indiquées, depuis les cris d’animaux, jusqu’au quatuor La jeune fille et la mort de Schubert, repris en fredonnant par la petite vieille, Mme Maddy Rooney, de « cent kilos de cellulite », qui va chercher à la gare son mari aveugle, Dan.
En décembre 1959, Roger Blin, metteur en scène préféré de Beckett, reprend ce texte en respectant lui aussi le tempo rapide voulu par l’auteur, avec des comédiens lisant leur texte autour d’une table. Une adaptation télévisuelle le 25 février 1963, avec Alice Sapritch et Guy Tréjan, et qu’il avait autorisé, l’a rendu «physiquement malade». Samuel Beckett va alors interdire, par testament, toute représentation scénique de cette pièce.
Jacques Nichet en 2013 a repris le flambeau, en créant avec Bernard Vallery, une recréation sonore oppressante, mais sans oublier la drôlerie méchante de la pièce, qui va entourer les spectateurs plongés dans le noir, leur noir intérieur.
La trame de la pièce est en deux actes en fait, la déambulation difficile de cette vieille dame aigrie vers la gare, où le train tarde à arriver suite à un accident, et le deuxième acte avec le retour du couple vers sa maison, sous la pluie, avec ses chamailleries, et le coup de théâtre final.
Et l’odyssée de Maddy, va occuper toute la pièce avec ce refrain : Beau temps pour les courses !
La peur de sortir l’étouffe : « Sortir, de nos jours, c’est le suicide assuré. Mais rester chez soi, Monsieur Tyler, rester chez soi, qu’est-ce que c’est ? C’est s’éteindre à petit feu. », les rencontres dites sociales avec les voisins plus ou moins empressés, le facteur, la bigote, le directeur, le chef de gare, la ralentissent au risque de rater le train qui doit arriver à midi trente, et qui n’est pas là. Le climat pourrait être simplement réaliste, avec ce couple de petits vieux, un peu touchants et agaçants, les cris d’animaux, les voisins intrusifs. Mais il est aussi angoissant, et Jacques Nichet jouant sur les sons bruts, le verbe et les bruits, en fait « un cauchemar comique », où le paysage sonore est fondamental, avec ses rythmes, ses bruits d’animaux, des battements de cœur, et celui de roues ou des pas.
Ainsi les cris des jumeaux sont, dans la version Nichet, terribles. Mais on ne doit pas oublier que l’on a tué un enfant et que Dan est le meurtrier qui se trahit en pleurant sur les notes de Schubert. On ne le saura qu’à la fin.
Jacques Nichet sait que les pièces de Beckett, et celle-ci tout particulièrement, sont construites presque musicalement, écrites « dans le noir, pour le noir. »
Et Jacquet Nichet passe l’œuvre au noir. Et la bande-son est essentielle, pour rendre physique et tangible, cet univers. Jacques Nichet l’a d’ailleurs longuement peaufinée, reprise, pour en faire un monde enveloppant, plutôt hitchcockien que réaliste.
Un univers sonore onirique, élaboré, opère et crée ce climat fantastique de 62 minutes. Un tempo sans trop de hâte, mais nerveux, innerve la pièce. Aussi le choix des acteurs est fondamental, et il est réussi, car les voix de Michael Lonsdale et d’Édith Scob, étranges, « bizarres », comme le voulait Beckett, magnifient le texte de la pièce.
Cette pièce qui brasse des mots du quotidien et du banal, pour toute à la fin, avoir le choc de l’annonce de l’assassinat d’un enfant, annoncé par un autre enfant, et le quasi-aveu de Dan :
« N’as-tu jamais eu envie de tuer un enfant, pour éviter ce fiasco en fleur ? Moi oui souvent. »
Jacques Nichet est profondément fidèle aux indications de Beckett, même s’il avoue de légères coupures, pour mieux rendre le rythme profond de la pièce. Il y parvient en la rendant plus dramatique et inquiétante.
Plus qu’une représentation, il s’agit d’une expérience sensorielle où le dispositif de la salle réduit à une centaine de places permet l’immersion des spectateurs plongés dans le noir. Un véritable dépaysement sonore, et la voix d’Edith Scob, qui porte toute la pièce, finit par nous hanter. Celle glacée de Michael Lonsdale ajoute une présence inquiétante, presque corporelle, et fait dérailler la comédie vers la tragédie.
Moment intense où ainsi à nu, sans l’image, sans corps, et la litanie obsédante, jusqu’à l’épuisement dans le silence, de Beckett est encore plus présente.
Gil Pressnitzer