Mademoiselle Julie August Strindberg au Théâtre Sorano
Mise en scène Robin Renucci.
Avec Marilyne Fontaine (Julie), Thierry Godard (Jean), Clara Simpson (Kristin).
Mademoiselle Julie est un huit clos oppressant entre trois êtres pris dans une lutte des sexes et des classes dans la chaude nuit de la Saint-Jean; Julie, la jeune aristocrate, Jean et Kristin, le valet et la cuisinière de son père. Ceci est le thème de la pièce la plus célèbre et la plus jouée de l’écrivain suédois August Strindberg.
Lui a voulu écrire, en 1888, une pièce qui soit une « tragédie naturaliste », où dans un lieu unique, la cuisine de la demeure d’un comte va se jouer un règlement de compte de passions et de rapports de forces, et de destin social.
Entre le duel cruel, choc d’orgueils antagonistes, que seuls la séduction et le sexe peuvent arbitrer, de la farouche Julie et du valet ambitieux Jean, qui lui boit du bourgogne et pas de la bière, se glisse la falote cuisinière, Kristin, fiancée de Jean et qui ne peut qu’être que témoin passif. Le comte n’est présent que par ses bottes et ses coups de sonnette, mais il est le jugement immanent, et Jean sera son obligé et la main de la vengeance envers son épouse décédée.
Pour être fidèle à l’auteur, il ne faut n’opérer ni changement de lieu, ni entracte, ni répit, pour peu à peu aller vers l’issue fatale, où l’héroïne va se laisser conduire au néant.
Il faut aussi respecter la violence des protagonistes et le naturalisme de la pièce du texte qui s’ancre dans le banal, sans oublier les effluves magiques et païens de la nuit de la Saint-Jean.
Dans sa mise en scène, faite pour les Tréteaux de France avec son public peu enclin aux aventures théâtrales, donc se voulant consensuelle et itinérante, Robin Renucci a pris le principal parti du naturalisme et de l’affrontement simple et brut entre Julie et Jean, reléguant Kristin au rôle de potiche, et les abîmes de non-dit éludés.
Il s’agit donc, volontairement, d’une mise en scène au premier degré, sobre, solide, laissant toute sa place au texte où le metteur en scène se focalise sur la direction d’acteurs et quelques mouvements de scène. Tout est simple et épuré dans sa démarche. Parfois laborieuse dans son réalisme tatillon, comme cette scène d’ouverture de préparation du repas, qui n’en finit pas.
Dans sa note d’intention, Robin Renucci nous avertit ainsi :
… J’ai depuis longtemps le désir sourd de mettre en scène Mademoiselle Julie. La dialectique du maître et de l’esclave, la question de l’élévation dans l’échelle sociale et celle, symbolique, du vertige de l’abîme, la lutte entre le cerveau des femmes et celui des hommes qui jalonne nos vies, tout cela me pousse à explorer la pièce de Strindberg dans ce qu’elle a d’implacable et d’inépuisable sur ces sujets vécus par l’auteur. J’éclairerai cette folle traversée nocturne où la fille de monsieur le comte couche avec le valet fiancé à la cuisinière, dans les soubassements du château….
Renucci explore peu en fait, il met frontalement devant les spectateurs, le tragique du texte de façon presque linéaire, sans vouloir s’approfondir sur les zones d’ombre et les inquiétudes angoissantes sous-jacentes.
Aussi il va manquer bien des subtilités perverses de la pièce, et hormis l’apparition réussie d’un animal mythique, un cerf, qui vient dévaster la cuisine au moment où le valet va posséder Julie dans la grange et donc la dévaster dans son attitude, son corps et son orgueil, aucun arrière-plan complexe n’est suggéré. Il n’y a alors que lutte, possession, dépossession, ordre social, et ordre moral.
Cela est déjà important, mais cette mise en scène un peu passe-partout ne saurait être impérissable. Les acteurs, sur qui alors tout repose, le mériteraient, eux.
Même si Julie au début de la pièce semble surjouer, avec un débit trop sec et rapide, la dureté du personnage, sa violence et son désespoir, et ne sait pas suffisamment faire ressentir le passage peu à peu de l’amazone impérieuse, à l’amante bafouée et vulnérable, victime expiatoire, elle fascine et émeut dans cette belle incarnation d’un oiseau blessé comme son serin.
Cette Julie qui se cogne violemment dans son indécision et qui dit « Le mépris de mon propre sexe qui a fait de moi un être moitié femme moitié homme ! À qui la faute ? À mon père, à ma mère, à moi ! Mais je n’ai pas de moi ! », va par la qualité de son jeu nous toucher, et sa marche lente vers le supplice, hors de la cuisine, vers la grange, où cassée, elle se traîne brisée hors de scène, défaite, blessée à mort avant même que de se tuer, est un grand moment. On la préfère dans l’abandon que dans la brutalité. Et comme sa chienne, qui a fauté avec le chien du gardien et pour qui cela sera punie, Julie aura le même sort et ira vers la déchéance, alors qu’elle voulait se venger des hommes.
Le jeu sobre de Jean (Thierry Godard) est impressionnant, de calcul, et en même temps de soumission à sa caste sociale, avec un fond de machisme brut, de lâcheté aussi. Personne n’est amoureux dans cette pièce, et les acteurs le montrent bien.
Les deux acteurs montrent bien l’animalité des passions, le règlement de compte entre classes, mais pas assez le philtre magique de cette nuit des ensorcellements où toutes les valeurs se renversent, qui est aussi un élément de la passion charnelle qui va les saisir. Avec son« hommage à la fécondité de la nature » et son dévoilement des vérités. Vérité des inversions de domination, de prise de pouvoir et du retour de l’ordre établi, où seule la mort lavera la honte.
L’interprète de Julie a la folie et l’âge du rôle de 25 ans, celui de Jean n’a pas la beauté fatale du tentateur, et pourtant le duel fonctionne bien jusqu’au suicide « forcé » de la pauvre jeune fille qui cherche son identité et se laisse mener à la mort en suppliant « l’hypnotiseur ».
Elle qui jamais ne voulait être l’esclave d’un homme, accepte d’être celui de la mort, quand vient le petit matin, car en elle la pulsion de mort était omniprésente, et les coups de destin de la sonnette actionnées par son père, vont la précipiter. Le père tue sa fille tout autant que Jean en est le bourreau.
Dans cette interprétation où chacun perd son équilibre, le metteur en scène est un peu trop resté sur le sien d‘équilibre, les acteurs ont su, eux, bien dirigés, rendre ce combat à l’amour et à la mort.
« Ne savez-vous pas qu’il est dangereux de jouer avec le feu ? » dit Jean à Julie. Mais si, il faut jouer avec le feu quand on représente Mademoiselle Julie, et l’on se brûle si l’on ne le fait pas. Les transes, les élans, doivent être sur scène, dans cette nuit blanche de sentiments, noire de tensions où Julie va rejoindre son serin décapité.
« Quelle lugubre blague que la vie ! » (Strindberg, Inferno, 1897), encore faut-il la jouer avec tous ses mensonges, comme cet hôtel au bord du lac de Côme, et ce faux amour où se raccroche Julie.
« Les trolls étaient de sortie cette nuit », dit-on dans la pièce, ils n’étaient pas de sortie ce soir-là dans la mise en scène.
Gil Pressnitzer
Théâtres Sorano – Jules-Juluen