Chaque semaine, on vous invite à lire une nouveauté, un classique ou un livre à redécouvrir.
Lauréat du dernier prix Alexandre Vialatte, qui lui a été remis le 2 octobre à Clermont-Ferrand, pour son très beau récit en forme d’autoportrait intitulé Un effondrement parfait (La Table Ronde), Jérôme Leroy est un écrivain aussi talentueux qu’insaisissable. Dans son œuvre aux inspirations variées, celui qui a signé également des recueils de poésie s’est imposé comme l’une des plus fines gâchettes du roman noir. On le retrouvera d’ailleurs à ce titre parmi les invités du festival Toulouse Polars du Sud qui se déroulera du 10 au 12 octobre. Pour le découvrir dans ce registre, on peut lire par exemple L’Ange gardien, paru en 2014 dans la Série noire, qui prolonge Le Bloc sorti en 2011 dans la même collection.

Jérôme Leroy © Laura Stevens / La Table Ronde
L’ange gardien promis par le titre se nomme Berthet. C’est un barbouze de la vieille école, tueur implacable mais sentimental, ayant consacré sa vie « au meurtre, à la torture, au chantage, à la déstabilisation, à la manipulation » au sein de l’Unité, police parallèle et véritable État dans l’État. À soixante ans passés, ce survivant du monde d’avant semble être l’homme à abattre pour ses employeurs. Problème : il ne compte pas se laisser éliminer sans riposter.
Surtout, Berthet veille secrètement depuis des années sur Kardiatou Diop, jeune femme d’origine sénégalaise devenue secrétaire d’Etat aux Échanges culturels européens et icône de l’intégration. Or, pressentie pour affronter Agnès Dorgelles, la présidente du Bloc patriotique aux élections municipales de Brévin-les-Monts, Mademoiselle Diop pourrait être la victime d’un complot visant à discréditer le parti d’extrême droite dont la présidente est elle-même la cible de quelques-uns de ses « amis »… Pour contrecarrer ces projets, Berthet va s’adjoindre l’aide de Martin Joubert, écrivain dépressif de cinquante ans collectionnant les travaux d’écriture alimentaires au détriment de son œuvre.
Violence et poésie
« Raconter des histoires violentes mais savoir respirer la poésie. Comprendre les liens secrets entre la mort et le poème », lit-on à un moment dans L’Ange gardien. Parfaite définition de l’art et la manière de Jérôme Leroy qui livre un cocktail idéalement dosé d’action et de moments de latence mélancoliques : « Berthet a toujours eu l’impression que ce serait à Lisbonne, par une après-midi de ce genre-là, qu’il parviendrait à rencontrer les fantômes de ceux qu’il avait aimés ou qu’il avait connus et à qui il n’avait pas su, pas voulu ou pas pu dire qu’il les avait aimés. » L’auteur de Monnaie bleue et La Minute prescrite pour l’assaut sonde les reins d’une société en décomposition, gangrénée jusque dans ses fondements tandis que la vision d’une France taraudée par les pulsions identitaires et la haine de tous contre tous lorgne parfois du côté de la satire, à l’image du média en ligne néo-réac Boulevard Atlantique « qui a fait de la menace islamique et du choc des civilisations ses thèmes de prédilection ».
Surtout, Leroy a réussi à glisser dans ce roman âpre, sombre, violent, radical, des moments de pur burlesque notamment grâce au personnage de l’écrivain, un « hyperanxieux crypto-dépressif qui a un côté Woody Allen dans ses meilleurs jours ». Largué par sa compagne, cet intello précaire – qui n’est pas sans évoquer quelques créatures houellebecquiennes – panse ses plaies avec de l’alcool et des anxiolytiques et se transforme malgré lui en acteur d’un complot à tiroirs qui le dépasse. Avec L’Ange gardien, Jérôme Leroy marie brillamment une intrigue tendue, des digressions bienvenues, des insolences, des accès de nostalgie, des beautés et des artifices nous rappelant que « le réel a un goût, une texture, des couleurs et des saisons. »