Avec « Sinners », le réalisateur des deux « Black Panther » Ryan Coogler quitte l’univers des superhéros pour une évocation à la fois hyperréaliste et totalement horrifique de l’Amérique des années 1930. Un brillant exercice de style.
Imaginez un trait d’union entre James Baldwin et Stephen King, Spike Lee et Quentin Tarantino et vous aurez une idée de l’exploit stylistique réalisé par Ryan Coogler avec « Sinners ». Les « pêcheurs » de son film sont des frères jumeaux afro-américains (Michael B. Jordan, très impressionnant, joue les deux rôles) enrôlés pour la guerre 14 en Europe avant de gagner le pactole à Chicago dans des affaires louches. Cet argent, ces deux élégants à la gâchette facile veulent le faire fructifier dans le bled du Mississippi où ils ont grandi. Leur grande idée : créer un club dédié au blues – cette musique « magique et sacrée » – où les gens de leur communauté pourront venir boire, manger et danser. Ils entraînent dans leur sillage un jeune cousin, excellent chanteur et guitariste (Miles Caton) dont le père voit d’un mauvais œil la vocation musicale. L’homme est pasteur : pour lui, un club est un lieu de débauche, le genre d’endroit où le diable fait son miel. Il ne croit pas si bien dire quand un vampire blanc (Jack O’Connell), et puis deux et puis trois, viennent pourrir la fête en mordant tout ce qui bouge…

Michael B. Jordan et ses copains doivent affronter une horde de vampires. Photo Warner Bros
L’articulation entre drame rural et film de genre pourrait paraître acrobatique ; elle fonctionne pourtant au quart de poil, Ryan Coogler (également auteur du scénario) avançant moderato lors de la première partie, dans un registre naturaliste, avant de lâcher les fauves la nuit venue, reprenant à sa sauce rouge sang des légendes démoniaques irlandaises, indiennes et africaines. S’il nous fait frémir avec les figures horrifiques imposées, « Sinners » rappelle aussi combien l’Amérique intrinsèquement multiculturelle s’est construite sur l’expropriation des autochtones et l’exploitation des Noirs dans les champs de coton. Ce n’est certainement pas un hasard si les premiers suceurs de sang du film sont des Blancs du genre péquenot, d’autres, suppôts du Ku Klux Klan, étant en embuscade pour « flinguer les nègres » qui veulent leur damer le pion question business. Mais « Sinners » n’est pas un prêche politique. Le film tient diablement la route par sa mise en scène virtuose (il y a du Scorsese chez Coogler), ses comédiens brillants (des premiers aux plus petits rôles) et sa bande originale éblouissante (signée Ludwig Göransson, un…Suédois qui avait déjà œuvré sur « Black Panther » et « Oppenheimer »). La musique – ce blues des origines, rempli de douleur et de rage de vivre – est le moteur du film, accompagnant avec vigueur de nombreuses scènes, dont celle, à l’intérieur du club de fortune, qui voit défiler en quelques minutes le passé, le présent et l’avenir d’un genre qui en a nourri tant d’autres, dont le rock’n’roll d’Elvis Presley ou des Rolling Stones et le rap d’aujourd’hui. Blues que l’on retrouve en majesté (ne manquez surtout pas le générique de fin !) quand apparaît l’immense Buddy Guy, 88 ans, pas impressionné pour deux ronds par un couple de vampires en goguette.
« Sinners », de Ryan Coogler, actuellement au cinéma.