À la Cinémathèque de Toulouse, le cycle de rentrée «Les films qu’il faut avoir vus» met cette année à l’affiche « La dolce vita », de Fellini.
En 1960, à la suite de sa présentation au Festival de Cannes où il décrocha la Palme d’or, « La dolce vita » triomphait en France alors que le film fut interdit de projection à Rome, où il choqua le maire autant que le Pape. Fellini amorçait avec ce septième long métrage la mutation de son cinéma, jusqu’alors ancré dans le néoréalisme. Comme l’écrit l’historien du cinéma Jean A. Gili, «avant la révolution de « La dolce vita » et de « Huit et demi », Fellini est déjà un point de référence du cinéma italien, il a pleinement assimilé les leçons du néoréalisme et les a nourries du pouvoir visionnaire de son imagination: avec lui s’accomplit la transformation entre une réalité saisie dans ses composantes authentiques et une réalité recréée par la fantaisie et le rêve.»
Si « La dolce vita » s’attache en effet à décrire les nuits romaines décadentes à travers le regard d’un journaliste interprété par Marcello Mastroianni, le récit est ici construit sous la forme de séquences autonomes. Dans cette succession chaotique de tableaux, le cinéaste exhibe un réel fantasmé qui transforme Rome en scène de spectacle, où le profane côtoie le sacré, sur la musique de Nino Rota. Reconstituée en studio à Cinecittà, la Via Veneto est ainsi le théâtre d’une agitation constante, où paparazzi et chroniqueurs mondains courent après le moindre scoop. Entre oisiveté et frivolité, errance et voyeurisme, Fellini renvoie une image peu flatteuse à ses contemporains et invente la plus célèbre image du cinéma italien: la baignade d’Anita Ekberg dans la fontaine de Trevi.
Lors de sa sortie en Italie, trois mois avant la projection cannoise, on lisait dans Le Monde, sous la plume de Jean d’Hospital, une description des «audaces crues» exhibées par le film scandaleux: «Cela sent la pourriture – souvent parfumée – d’une société cosmopolite. Laquelle ? Celle que Fellini connaît, celle du cinéma avec ses vedettes désaxées, ses starlettes éperdues, les mâles qui rôdent (c’est une façon de parler) autour d’elles, et celle d’hommes et de femmes appartenant par le nom ou par la bourse à des cercles qui cherchent dans la débauche un refuge contre l’ennui, fréquentant toujours les mêmes cafés, les mêmes boîtes, et ne trouvant d’évasion que dans l’orgie.»(1)
En 1971, l’écrivain Jean-Marie Gustave Le Clézio écrivait à propos de « La dolce vita », dans la revue L’Arc: «Fellini nous aventure au milieu de sociétés qui n’ont rien à nous apprendre de définitif sur elles-mêmes, des sociétés de doute, des sociétés non pas de pierre mais de sable et d’alluvions. La société selon Fellini est une société incertaine. D’abord parce que cette société est une société en train de s’écrouler. Corrompue, débauchée, ivre, grimaçante, la société que nous fait voir Fellini est en complète décadence. Mais elle ne l’est pas inconsciemment : il s’agit d’un monde en train de s’interroger, de se tâter, qui hésite avant de mourir. Fellini […] est le plus impitoyable témoin du pourrissement du monde occidental. Le paysage humain qu’il nous montre en mouvement, est à la fois la plus terrible et la plus grotesque caricature de la société des hommes. Bestiaire plutôt qu’étude humaine, elle nous montre tous les types de groins et de mufles dans toutes les situations: prostituées, déesses, androgynes, succubes, ecclésiastiques hideux, militaires abominables, parasites, artistes, faux poètes, faux prophètes, hypocrites, assassins, menteurs, jouisseurs, tous réels et tous méconnaissables, enfermés dans leur propre enfer, et perpétrant leurs crimes mécaniques sans espoir d’être libres, sans espoir de survie. En deçà de la parole, en deçà de l’amour et de la conscience, ils semblent les derniers survivants d’une catastrophe incompréhensible, prisonniers de leur zoo sans spectateurs. Cette société maudite est la nôtre, nous n’en doutons pas.»(2)
« La dolce vita » est projeté à la Cinémathèque de Toulouse, au cœur du traditionnel cycle de rentrée, «Les films qu’il faut avoir vus».
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) 20 février 1960
(2) L’Arc n°45, 1971
«Les films qu’il faut avoir vus», du 14 septembre au 4 octobre ;
« La dolce vita », samedi 23 septembre à 21h00 et dimanche 1er octobre à 16h00.