Très tôt, on enseigne à l’apprenti pianiste à lire sa partition sans regarder ses doigts. C’est lutter contre un penchant naturel : au moment de propulser une octave à la main gauche, on a bien envie de vérifier qu’elle arrivera au bon endroit. Voilà un souci qu’Etienne Rall n’a pas : il est aveugle de naissance. Dès l’âge de trois ans, il passait des heures à improviser sur un piano, en jouant à quatre doigts, sans les pouces. Et puis il a eu des bons professeurs qui lui ont donné toute la technique et plus encore, jusqu’au CRR de Toulouse dont il vient de sortir avec une mention très bien avec les félicitations du jury.
Le clavier, il le connaît intimement. Au moment de s’assoir devant le grand piano à queue de l’auditorium de Cahors, il joue des arpèges sans enfoncer les touches. Il cale ainsi son corps au millimètre devant l’instrument. Ensuite, nous fermons les yeux pour l’écouter…
Ce samedi 22 juillet, dans le cadre du festival ClassiCahors, Etienne Rall jouait Chopin et Ravel. La troisième sonate du compositeur polonais, le pianiste l’a apprise cette année au conservatoire. Il lit la partition en braille, il la mémorise, puis il joue. Cela semble si simple… En dépit des difficultés de ladite partition, son visage reste absolument impassible, bouche fermée. Il donne l’impression d’être toujours en situation de confiance, de maîtrise, même quand un doigt échappe à sa vigilance. C’est frappant par exemple dans le scherzo. Ses doigts ont l’air infatigables, en acier, ils savent chanter Chopin, comme dans le début mezzo forte de la Barcarolle qui suivra.
Ravel, me confie-t-il à l’issue du concert, est l’un de ses compositeurs préférés. Il aime lire Aloysius Bertrand, comprendre les intuitions du compositeur basque. Les trois pièces issues de Miroirs et de Gaspard de la Nuit qu’il joue ce soir, il les a déjà bien dans les doigts. Ravel, où la technique doit disparaître ; la surprise vient des mouvements, des harmonies. Or tout est en place. Etienne nous promène sur les remous de la barque sur l’océan avec une virtuosité et une maîtrise impressionnantes. Dans Ondine, on sent à quel point il est difficile de faire émerger doucement la mélodie du flot pianissimo de doubles croches. Pourtant elle est là, précise, tenue. Alborada del gracioso qui suit est prise à un tempo d’enfer, au risque de perdre sa caractérisation rythmique. Mais très vite Etienne Rall montre qu’il a des idées et sait jouer avec la partition. En trois mots ? Energie, chant et lisibilité.
Etienne Rall nous honorera de deux rappels : La fille aux cheveux de lins, ce prélude de Debussy, qu’il avait déchiffré la veille du concert et nous jouait avec une gourmandise évidente. Et l’étude op.25 n°11 de Chopin, comme une sucrerie dont il nous régale.
Ses projets ? Non sans une certaine fierté, il m’annonce qu’il jouera prochainement la « première partie » d’un concert de Jean-Efflam Bavouzet. Il intègrera prochainement la classe de Marie-Joseph Jude à Paris. Etienne attend beaucoup d’elle, il n’ignore rien des points de progrès qui sont les siens. « Etienne, c’est un jeune qu’on suit depuis quelque temps déjà », m’avouait Emmanuel Pélaprat, le directeur artistique de ClassiCahors. Alors, avec lui, suivons-le ! Et s’il vous vient l’envie de découvrir Etienne Rall avant son prochain concert, il dispose de sa propre chaîne YouTube. Allez y jeter une oreille !
En attendant, la programmation de ClassiCahors se poursuit, avec plein d’autres merveilles à découvrir au fil de l’été.