Après avoir dirigé, le 18 mars dernier à la Halle aux Grains, le Wiener Philharmoniker, Tugan Sokhiev retrouvait, le 23 mars, ses musiciens de l’Orchestre national du Capitole, dans cette même salle tout aussi pleine à craquer. Au cours de cet autre concert de musique russe, l’entente musicale entre la formation symphonique toulousaine et son directeur musical de 2008 à 2022, a atteint une sorte d’apogée.
Chaque retrouvaille se traduit par un renouveau des liens tissés tout au long de ces années d’intense collaboration. Ce deuxième des trois concerts que Tugan Sokhiev aura dirigé au cours de la présente saison a attiré la foule des mélomanes de la ville rose et au-delà.
Cette soirée du 23 mars, jour de manifestation nationale contre le nouvelle réforme des retraites, s’ouvre néanmoins sur une intervention des musiciens, représentés par un groupe d’entre eux et leur délégué syndical Yves Sapir. Une déclaration d’opposition à cette réforme et aux conséquences d’une diminution des moyens accordés à la culture en général est ainsi délivrée. Elle est accompagnée d’une affirmation de l’attachement de chaque musicien à son passionnant métier.
Cet attachement se manifeste en effet tout au long du concert au cours duquel l’orchestre sonne avec une énergie, une cohésion, un dynamisme dignes des plus grandes phalanges. Dès son entrée sur scène Tugan Sokhiev anime la flamme de chaque œuvre présentée.
Le concert débute avec l’ouverture de concert La Grande Pâque Russe de Nikolaï Rimski-Korsakov, pièce à la fois joyeuse et recueillie, écrite à la mémoire de Modeste Moussorgski et d’Alexandre Borodine. Cette partition offre aux musiciens de l’orchestre de superbes occasions de briller. Ce soir-là, la violoniste solo Jaewon Kim réalise de virtuoses et poétiques interventions, suivie par ses collègues au violoncelle, à la flûte, au trombone ainsi qu’à la harpe. Tugan Sokhiev conduit la progression qui caractérise l’œuvre avec ardeur et rutilance sonore.
Le cœur de la soirée est consacré à la création française du second concerto pour hautbois, intitulé « Time’s river » (Fleuve du temps) du compositeur russe Alexandre Raskatov, né en 1953 et présent dans la salle. La partition est inspirée du vers du poète russe Gavrila Derjavine : « Le fleuve du temps, dans son effort emporte toutes les actions des hommes et noie dans l’abîme de l’oubli peuples, royaumes et rois. » Le soliste de la soirée, l’impressionnant hautboïste virtuose Alexeï Ogrinchouk, en est le créateur et le dédicataire. Utilisant un orchestre réduit et composé de manière très particulière, Alexandre Raskatov semble en recomposer les sonorités. La combinaison des timbres, leur association et les modes de jeu aboutissent à l’illusion de multiples interventions d’instruments nouveaux, inconnus, inventés. Les registres aigus sont les plus sollicités et la complexité des rythmes s’avère constante. Certains thèmes originaux se retrouvent de manière cyclique tout au long des cinq mouvements enchaînés qui composent l’œuvre. Les échanges entre le hautbois solo et l’orchestre donnent parfois lieu à des effets comiques répétitifs et assumés. Dire qu’une extrême virtuosité est requise ici est un doux euphémisme ! Cette exubérance de l‘écriture se dissout finalement dans la conclusion fluide et presque tragique du dernier mouvement intitulé « Berceuse de l’eau ». La poésie reprend ses droits.
L’accueil fervent du public s’adresse autant aux interprètes qu’au compositeur lui-même qui les rejoint sur le plateau. Ce dernier serre dans ses bras aussi bien Alexeï Ogrintchouk que Tugan Sokhiev et félicite chaleureusement tous les musiciens de l’orchestre.
La seconde partie du concert est consacrée à la Symphonie n° 9 de Dmitri Chostakovitch, un compositeur presque familier pour la phalange toulousaine grâce à Tugan Sokhiev qui en a souvent dirigé les œuvres dans cette même Halle. Néanmoins, cette œuvre, comme souvent ambivalente, sarcastique, a provoqué la colère de Staline, qui s’attendait à une apothéose. Créée en 1945, deux mois après la fin de la Seconde Guerre mondiale, cette 9ème Symphonie devait être une œuvre gigantesque, une sorte de couronnement de ses trois symphonies inspirées par la « Grande guerre patriotique ». Au contraire des deux précédentes, cette neuvième ne dure pas plus d’une demi-heure et évite les déploiements victorieux. Il suffit d’écouter les première mesures de l’Allegro initial. Les traits virtuoses mais comiques de la flûte piccolo (admirablement joués ce soir-là par Claude Roubichou) résonnent comme un pied de nez, un clin d’œil. Le Moderato installe une séquence de temps suspendu sur la triste complainte de la clarinette et comme une sombre menace liée à la guerre. Le Presto qui suit brille par le solo provocateur de la trompette que l’interprète, Hugo Blacher, impose à tout l’orchestre. Le mouvement le plus dramatique de la symphonie, le Largo, se distingue par cette sinistre intervention des trombones et du tuba, comme un avertissement solennel, suivi d’un solo véritablement glaçant du basson, admirablement déclamé par le soliste Guillaume Brun.
Le final Allegretto-Allegro, qui reprend la dernière note du Largo, enchaîne sur cette fausse joie que le compositeur sait si bien manier. L’ironie d’une marche soi-disant victorieuse conclut cette séquence que Chostakovitch lui-même aurait qualifiée ainsi : « Du cirque, du cirque ! »
Toutes ces allusions que suggère la musique sont non seulement bien lisibles grâce à la lecture de Tugan Sokhiev, mais elles bénéficient d’une démonstration musicale et orchestrale de première grandeur. Précision, couleurs, dynamique, énergie caractérisent une interprétation remarquable en tous points et pleinement convaincante.
L’ovation qui salue cette prestation s’adresse à chaque musicien et au chef qui félicite un à un les solistes et les pupitres impliqués. En outre, le soirée s’achève sur un hommage que rend Tugan Sokhiev au grand flûtiste François Laurent, présent dans la salle, qui prend une retraite bien méritée après une longue et belle carrière au sein de l’Orchestre. Ses collègues du pupitre de flûte ne manquent pas de lui jouer un émouvant « Ce n’est qu’un au revoir »…
Cette belle soirée sera suivie, en fin de saison, par une nouvelle apparition de Tugan Sokhiev à la tête de notre Orchestre. Ce sera le 10 juin prochain.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse
Orchestre national du Capitole