La dernière venue du Wiener Philharmoniker à Toulouse date de plus de vingt ans ! Grâce à une nouvelle invitation des Grands Interprètes, le 18 mars dernier marquait le grand retour à la Halle aux Grains de cet orchestre mythique. Autre motif d’attraction et de fierté pour les Toulousains, c’est à Tugan Sokhiev qu’incombait ce soir-là le bonheur évident d’en diriger la prestation.
N’oublions pas que ce concert 18 mars constitue la quatrième visite à Toulouse de la Philharmonie de Vienne, toujours programmée par les Grands Interprètes. Sous les directions successives de Zubin Mehta, de Bernard Haitink et de Seiji Ozawa, la belle phalange avait déjà enflammé le public. Constatons que cette fois l’accueil de ce même public dépasse toutes les espérances. L’entrée des musiciens sur le plateau d’une Halle aux Grains pleine à craquer déclenche déjà une salve chaleureuse d’applaudissements. Et lorsque Tugan Sokhiev apparaît, l’enthousiasme éclate en une ovation, osons-le, presque inévitable et attendue. Les liens tissés avec le directeur musical de l’Orchestre national du Capitole pendant près de dix-sept ans ne sont pas près de s’atténuer.
Le programme de ce concert du 18 mars réunit deux grandes partitions de musique russe de la fin du XIXème siècle parfaitement susceptibles d’exalter les qualités intrinsèques de cet Orchestre superlatif. La grande suite symphonique Shéhérazade, de Nicolaï Rimski-Korsakov, ainsi que la Symphonie n° 4 en fa mineur de Piotr Illich Tchaïkovski possèdent un potentiel orchestral de première grandeur. Et sur ce plan-là en particulier on ne peut s’incliner bien bas ! Comment ne pas succomber à ces sonorités profondes, chaleureuses, cette diversité des timbres et des couleurs jamais massive, toujours transparente, cette dynamique incroyable, du murmure au cataclysme sonore. On ne sait qu’admirer le plus, la rondeur ardente du pupitre des violoncelles, proche de celle des cors, la volubilité des bois, la clarté lumineuse des cuivres dans leur ensemble, sans oublier l’intensité irrésistible du jeu des cordes.
Ce matériau vivant s’avère en outre particulièrement malléable sous la direction intense et impliquée de Tugan Sokhiev. Sans battre systématiquement la mesure, le chef obtient de son orchestre une précision absolue et une réactivité immédiate à ses indications gestuelles. D’une manière générale, la lecture des œuvres présentées obéit à une vision à la fois analytique et raffinée de chaque épisode, à un soin particulier de chaque détail et néanmoins à une vision d’ensemble bien affirmée.
Dès les premières mesures de Shéhérazade, les thèmes des deux personnages principaux de la légende s’imposent comme des références qui balisent toute l’œuvre. Les vagues et la houle du premier épisode, La mer et le vaisseau de Simbad, sont suivies du brillant et guerrier Récit du prince Kalender. Alors que l’extrême tendresse, la douce poésie caractérisent l’épisode Le jeune prince et la jeune princesse, le mouvement final explose entre la joie de la Fête à Bagdad et le drame du vaisseau que brise la tempête. Les plus extrêmes fortissimi, d’une somptueuse rutilance, laissent la place à l’évocation du chemin vers le silence du sommeil, ce sommeil du cruel sultan habilement provoqué par les récits de la fine Shéhérazade… L’exécution de cette symphonie déguisée déclenche, comme il se doit, une salve d’applaudissements que Tugan Sokhiev canalise vers chaque pupitre, chaque musicien soliste, tous largement félicités et acclamés par le public. Une ovation particulière accueille la bassoniste solo, Sophie Dervaux, l’une des rares musiciennes de l’orchestre et brillante artiste française. Signalons tout de même que le poste de premier violon, dans un effectif essentiellement masculin, est tenu par une femme, Albena Danailova, qui reçoit d’ailleurs un véritable hommage largement mérité de la part de Tugan Sokhiev et de ses collègues.
La Symphonie n° 4 de Piotr Illich Tchaïkovski complète ce programme. Cette partition dramatique ouvre ce fameux cycle du « Fatum », cycle du destin, que constituent les trois dernière symphonies du compositeur dont la fin tragique fait toujours l’objet de terribles conjectures : suicide ou assassinat… Ainsi qu’il la commente lui-même dans une lettre à sa bienfaitrice Nadejda von Meck, Tchaïkovski y développe une sorte de pessimisme à la Dostoïevski.
Cette emprise de la fatalité ouvre l’œuvre sur cette incroyable fanfare de cuivres qui balise toute la symphonie comme un rappel désespéré aux réalités tragiques de la vie. Somptueusement délivrée, cette fanfare marque au fer rouge toute l’exécution. Tugan Sokhiev conçoit son interprétation comme une mise en scène, comme une mise à mort. Il suscite des phrasés, des nuances subtiles d’un incroyable raffinement. Une grand émotion habite l’Andantino in modo canzona avec un solo de hautbois qui serre la gorge. L’ivresse suggérée du Scherzo s’ouvre sur une série de pizzicati exécutés avec une précision diabolique qui n’en limite pourtant pas la souplesse.
L’Allegro con fuoco conclusif démarre sur une impressionnante explosion et se déroule comme un combat entre la vie et la mort. Les rappels du thème du fatum se font de plus en plus pressants jusqu’au vertige final que l’on peut interpréter comme une victoire de la vie ou celle de la mort. Là encore, là surtout, la direction de Tugan Sokhiev analyse la succession des épisodes comme on construit une mise en scène.
Un véritable triomphe public accueille cette exécution mémorable. Les nombreux rappels du chef sur le podium obtiennent un bis : une pièce du grand répertoire viennois de l’orchestre qui contraste avec ce qui précède. La polka rapide Unter Donner und Blitz, (Sous le tonnerre et l’éclair) Op. 324 de Johann Strauss fils retrouve malgré tout une certaine joie de vivre.
L’incroyable ferveur du public lors de l’entrée sur scène de @tsokhiev pour rejoindre les fabuleux musiciens du @Vienna_Phil hier soir à la @halleauxgrains. Concert exceptionnel à voir bientôt sur @ARTEfr. @GdsInterpretes #Toulouse pic.twitter.com/Kc1LQBlXej
— Thierry d’Argoubet (@T_d_Argoubet) March 19, 2023
Notons que si le chef témoigne à ses musiciens une chaleureuse gratitude, la réciproque apparaît comme une évidence.
A noter en outre que Tugan Sokhiev sera de nouveau à Toulouse le 23 mars prochain à la tête, cette fois, de l’Orchestre national du Capitole.
Serge Chauzy
une chronique de ClassicToulouse
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