Il est un poème qu’ils ont empli de chair
Mise en scène et scénographie Michel Mathieu
avec : julien Charrier – jean Gary – diane Launay –carol Larruy – rajae Idrissi – yarol Stuber – julie Pichavant
En exergue de son spectacle Michel Mathieu a mis ce vers de Trakl, poète ou plutôt comète poétique dans le ciel autrichien :
« Les enfants du gardien cessent leurs jeux et cherchent l’or du ciel » (Psaume). Et Michel Mathieu lui aura cherché l’or du temps dans sa quête autour de Trakl.
Michel Mathieu a longtemps été fasciné par la sombre poésie de Georg Trakl et après avoir lu bien des traductions du poème Psaume, il a interpolé la sienne propre, et l’a placée au centre de son travail avec sa troupe, et il a voulu y adjoindre des correspondances avec d’autres poètes (Baudelaire, Handke, Celan, Pavese, Buchner, Nietzsche…)
«C’est un poème que j’aime particulièrement. Il est très évocateur. Chaque vers est comme une proposition et suggère des thèmes d’improvisation qui permettent la création d’un jeu, d’une situation. Il n’y a pas d’histoire. On passe d’un climat à un autre, d’un paysage à un autre. Comme dans le poème.» (Michel Mathieu).
Il a d’ailleurs organisé un colloque au Goethe Institut le 14 novembre, intitulé « Qui peut mieux qu’un poète parler d’un poète ? » et dans lequel ont été invités trois poètes : Jean Daive, Bernard Noël et Antonio Gamoneda. Certes si Gamoneda a parlé de l’influence de Trakl sur ses propres poèmes et Jean Daive de la fascination de l’empire sur Trakl, thèse bien contestable, c’est comme toujours Bernard Noël qui, non spécialiste de ce poète, a su lumineusement parler autant de la pièce que du climat propre à ce poète mystérieux et nocturne.
Mais c’est en voyant l’objet scénique conçu par Michel Mathieu que l’on peut adhérer ou non à cette restitution de la violence sacrée qui plane sur les mots brûlants de Trakl.
Le chaos intérieur de Trakl se veut traduit par le chaos visuel et sonore sur la scène. Tout est visions frontales ou suggérées restituent le long chant automnal souvent murmuré, souvent crié de Trakl. Et en filigrane le dernier poème de Trakl Grodek, marqué par la boucherie de la Grande Guerre, est présent. Mais les fracas du monde ne sont que l’écho de tous ses fracas intérieurs.
Aussi c’est le magnifique poème Psaume, épicentre de ses tourments qui structure toute la pièce. Et le texte est dit et redit tout au long. Michel Mathieu prend appui sur le texte de Psaume pour approfondir son théâtre tragique, déchiré, fait de visions obsédantes. Il donne prolongement aux mots en les illustrant parfois littéralement, et parfois les interprétants librement.
Le texte de Psaume est essentiel à connaître pour comprendre les chemins obscurs et souvent éclatants du metteur en scène. Le voici pour éclaircir les notes qui vont suivre :
Psaume
Il est une lumière que le vent a éteinte.
Il est une cruche de bruyère, qu’une après-midi un homme ivre délaisse
Il est une vigne, calcinée et noire des trous pleins d’araignées.
Il est un lieu, qu’ils ont badigeonné de lait
Il est un lieu, qu’ils ont badigeonné de lait
Le fou est mort. Il est une île des mers du Sud,
pour capturer le dieu Soleil. On bat les tambours.
Les hommes représentent des danses guerrières.
Les femmes balancent leurs hanches dans des lianes tordues et des fleurs de feu, quand chante la mer. O notre paradis perdu.
Les nymphes ont quitté les forêts d’ors.
On enterre l’étranger. Alors se lève une pluie d’étincelles.
Le fils de Pan apparaît sous la silhouette d’un terrassier,
qui dort à midi sur l’asphalte brûlant.
Il est des petites filles dans une cour avec des petites robes pleines d’une déchirante pauvreté !
Il est des chambres, emplies d’accords et de sonates.
Il est des ombres qui se prennent dans les bras devant un miroir aveugle.
À la fenêtre de l’hôpital se réchauffent des convalescents.
Un vapeur blanc sur le canal apporte des épidémies sanglantes.
La sœur étrangère apparaît à nouveau dans les mauvais rêves de quelqu’un.
Reposant dans le bosquet de noisetiers elle joue avec ses ombres.
L’étudiant, peut-être un double, la regarde longtemps de la fenêtre.
Derrière lui se tient son frère mort, ou bien il dévale le vieil escalier en colimaçon.
Dans le sombre des bruns châtaigniers s’estompe la forme du jeune novice.
Le jardin est dans le soir. Dans le cloître volettent les chauves-souris tout autour.
Les enfants du concierge cessent leurs jeux et cherchent l’or du ciel.
Derniers accords d’un quatuor. La petite aveugle court tremblante par les allées.
Et plus tard son ombre tâte les murs froids, cernés de contes et de légendes sacrées.
Il est un bateau vide, qui le soir descend le canal noir.
Dans les ténèbres du vieil asile déclinent des ruines humaines.
Les orphelins morts sont couchés contre le mur du jardin.
Des chambres grises sortent des anges aux ailes tachées d’excréments.
Des vers gouttent de leurs paupières jaunies.
La place devant l’église est sombre et silencieuse, comme aux jours de l’enfance.
Sur des semelles d’argent glissent des vies antérieures
Et les ombres des damnés descendent vers les eaux qui soupirent.
Dans sa tombe le magicien blanc joue avec ses serpents.
Silencieusement dessus l’ossuaire s’ouvrent les yeux d’or de Dieu.
Traduction Gil Pressnitzer
Ce texte est parfois dit par les comédiens, parfois à l’unisson, parfois en solo, mais il est le plus souvent très bien scandé en voix off, et sa tension tragique sert de réceptacle aux mondes intérieurs de Michel Mathieu. Ceux-ci sont marqués par le théâtre gestuel, le lyrisme tragique, et sa façon de susciter des brèves apparitions d’acteurs dans des éclats de lumière, soit sur des toiles, soit sur du verre dépoli. Les ombres de Wozzek de Georg Buchner, de Gaspard Hauser, de la Fugue de mort de Paul Celan viennent tendre la main aux ombres intérieures de Trakl. L’ombre de la folie plane sur la scène, la neige aveuglante aussi.
Les paroles mélangées livrent des visions illustrant les vers parfois au plus près et parfois loin dans l’imaginaire. On pourrait citer longuement les séquences de l’homme ivre, celle de la mort du fou, la très belle illustration du texte de Peter Handke sur la neige en utilisant des sortes de voiles qui deviendront le linceul du fou.
Les comédiens sont dans la possession du texte et des improvisations qu’ils ont mis en texte. Ils chantent des chants populaires, une berceuse yiddish, courent, partent en transe, mettent leurs corps en offrande. Bribe par bribe jusqu’au vers final avec les yeux d’or de Dieu aveuglant la scène, le poème sera dit en entier, redit souvent aussi, comme un accord nocturne obsédant.
Le spectateur doit se laisser emporter par la grande succession d’images qui se bousculent, sans vouloir tout saisir. La relecture du poème lui permettra plus tard d’apprécier la richesse de la mise en théâtre des mots de Trakl. Certains moments très forts comme les danses guerrières et les tambours, la lascivité des femmes, et d’ailleurs les nymphes quittant la forêt deviennent chez Michel Mathieu des prostituées. Car la pourriture est prégnante chez Trakl et aussi la malédiction de la chair, que la quiétude de l’invitation au voyage de Baudelaire ne peut effacer.
Le chemin de croix du pauvre Gaspard Hauser, “ l’étranger issu d’un autre village”, est l’occasion d’un pamphlet antiraciste et la simple évocation du verre d’eau refusé suffit à cela, la crucifixion sur le détournement des quatre saisons de Vivaldi étant redondante, malgré les gerbes d’étincelle déployées.
L’apparition du fils de Pan est le prétexte à des scènes sensuelles, pas assez chorégraphiées sans doute. Et la silhouette du terrassier sur des mots de Pavèse en renfort est terrassée de la chaleur de midi et des bouteilles vides déposées à ses pieds est forte. Le vapeur apportant la peste a son écho dans la bande-son et revient souvent. On pourrait vers à vers décliner le travail du metteur en scène, qui rend palpable, tout en interprétant suivant ses visions, le texte, en le prolongeant à la lumière de l’histoire et de la sienne, ainsi ce cabaret berlinois, l’auberge, les petites filles en guenilles, la chaîne des ruines humaines, le sifflement des serpents, la très belle image des orphelins en ombre chinoise sur une berceuse du ghetto.
Il vaut mieux citer l’apparition obsédante de la sœur, étrangère et si proche, qui s’incarne dans une sorte de danse sacrale. Bien des scènes sont prenantes, d’autres moins, car comment illustrer la musique enfuie des accords, ou faire signifier la scène du barbier et des journaux?
Michel Mathieu se souvient en clin d’œil de ses origines et convoque la bière avec le grand Jacques.
Certes une certaine crainte nous avait précédée avant ce spectacle, car pour nous nous pensions que le poème de Trakl cela ne pouvait être traduit théâtralement.
Mais le spectacle, mis en scène par Michel Mathieu, est fascinant et convaincant. Il approfondit les mots de Trakl, et mille visions vont désormais accompagne sa lecture. Cette lecture charnelle de Psaume est une réussite poétique prenante, émouvante, surtout avec cette montée finale par le chœur disant magnifiquement la Fugue de mort de Celan sur Auschwitz, car il y a une prémonition des désastres à venir chez Trakl, avec l’irruption aveuglante des yeux d’or de Dieu.
Bâtir ainsi tout un spectacle sur la poésie mérite notre admiration, même si nous pouvons avoir d’autres images surgissant de ce texte.
Michel Mathieu ne dévie pas de son éthique, de son esthétique,de ses recherches, de ses illuminations, de ses innombrables trouvailles, aidé par une troupe valeureuse qui sait incarner ses visions. Il garde la lampe allumée pour conjurer les nuits qui s’approchent. Et ses déambulations oniriques autour d’un grand texte, avec ses sombres rencontres, ses moments éclatants aussi, sont un grand prolongement poétique au texte de Trakl.
Gil Pressnitzer
Liens :
Georg Trakl – http://www.espritsnomades.com/sitelitterature/trakl/traklgeorg.html