Avec vingt-six reprises depuis sa création in loco, vraisemblablement en 1899, c’est-à-dire trois petites années après sa création mondiale au Teatro Regio de Turin, La Bohème de Puccini est l’une des œuvres les plus affichées au Capitole. Certes l’ouvrage ne peut détrôner de son piédestal le Faust de Gounod, champion toutes catégories, mais elle occupe une place honorable à côté de standards inépuisables comme Le Barbier de Séville, Carmen, Manon ou encore Rigoletto.
Historiquement, et avant d’entrer dans notre temps, deux ténors mobilisent notre mémoire pour être des Rodolphe/Rodolfo appartenant à la légende du Capitole : Giuseppe Lugo et Jan Kiepura. Rien d’étonnant !
Soixante ans de Bohème capitoline
Statistiquement, depuis la création in loco, La Bohème était reprise tous les quatre à cinq ans au Capitole. De manière surprenante, cette périodicité vient d’être décalée à… 12 ans ! C’est en effet en octobre 2010 qu’ont eu lieu les dernières reprises de cet ouvrage à Toulouse. C’est dire tout de même l’ancrage de cet ouvrage dans le répertoire du Capitole, ainsi que l’engouement permanent du public pour cette œuvre, qu’elle soit chantée en français ou en italien.
Toute une génération de chanteurs francophones s’est illustrée à Toulouse dans cette Bohème puccinienne. Des Rodolphe bien sûr : Alain Vanzo et Jean Dupouy sont les plus notoires dans les années 60. Ils ont alors pour partenaires des interprètes également de premier plan : Christiane Stutzman, Hélène Garetti, Andréa Guiot et Andrée François figurent parmi les plus belles Mimi de ces années-là, aux côtés des Marcel de Michel Dens, Yves Bisson et Etienne Arnaud. Sans oublier les Musette d’Hélène Piroird, Caroline Dumas et Michèle Herbé. Les troupes ont disparu, mais c’est bien leur esprit qui règne sur ces représentations. A cette époque succèdent des années de « galère » pour cet ouvrage. Aucune distribution ne trouve grâce aux yeux des mélomanes, sauf en décembre 1989, avec le somptueux Marcel de Jonathan Summers et malgré la Mimi précédée d’une annonce de… Katia Ricciarelli. Il faut ensuite attendre le milieu des années 90 et la cousette superlative de Leontina Vaduva, se pâmant d’amour dans les bras de poètes d’exception : Roberto Alagna et Stephen Mark Brown, pour que, dans une mise en scène de Nicolas Joel, cette Bohème retrouve ses lettres de noblesse. Les dernières reprises in loco remontent donc à octobre 2010. Elles se sont faites dans une mise en scène qui divisa le public, signée Dominique Pitoiset, sous la direction intensément romantique du maestro Niksa Bareza. Dans un plateau jeune et superbe vocalement, nous avons retenu outre le somptueux Marcello de Dario Solari, que l’on retrouvera au Capitole cette saison dans Germont de La Traviata en avril 2023, la très belle Mimi de Carmen Giannattasio, le jeune et fougueux Rodolfo de Teodor Ilincai (26 ans !) et le magnifique Colline de Diogenes Randes.
Chanter La Bohème ne pose pas de problème majeur, mais…
Distribuer une Bohème puccinienne, c’est avant tout réunir une équipe, non pas quelques individualités, aussi prestigieuses soient-elles, mais une poignée de chanteurs capables de travailler ensemble. Dans cette capacité réside l’élément fondamental de la réussite. En fait, cet opéra n’est clairement pas difficile à « chanter ». Il est plutôt question ici de fraîcheur, de spontanéité, de jeunesse, d’émotion aussi. Deux sopranos, un ténor, deux barytons et une basse, voilà pour les principaux rôles.
Prenant de la distance par rapport aux Scènes de la vie de bohème signées Henry Murger, Puccini met avant tout en musique les amours de Mimi et Rodolfo. Mimi la cousette et Rodolfo le poète, un couple idéal, voire idéalisé, pour un musicien naturaliste aux couleurs impressionnistes comme Puccini, il n’est rien de dire qu’il va s’en donner à cœur joie.
L’œuvre de Puccini est peuplée, à l’instar de celle de Massenet, de ces petites femmes qui l’ont particulièrement inspiré et pour lesquelles il a écrit quelques-unes des plus belles mélodies de toute l’histoire de l’opéra. Petites ne veut pas dire sans tempérament, car si l’on croise dans ce panthéon Mimi, Manon, Suor Angelica, Cio Cio San et Liu, comment ne pas être impressionné par les explosives Tosca et Turandot. L’énoncé de tous ces rôles rappelle bien une constante dans l’écriture que leur a réservée le maître de Lucques. Petite femme n’est absolument pas synonyme ici de petite voix et si le tempérament de Mimi est un pastel diffus de sentiments variés, le soprano voulu par Puccini est un authentique grand lyrique. D’ailleurs il en a confié la création à celle qui fut sa première Manon, Cesira Ferrani, une interprète qui fut la première Mélisande de la Scala, mais qui se fit également acclamer dans Tannhäuser et Lohengrin. C’est tout dire ! L’ambitus requis ne dépasse ni les deux octaves ni le contre-ut, ce qui semble être un minimum pour un soprano. La difficulté vient d’ailleurs. Certes la partition est moins « sonore » que celle de Manon, plus discrète, mais l’écriture de Mimi est incontestablement centrale, s’aventurant à maintes reprises dans l’octave inférieure. L’interprète doit donc disposer d’une projection parfaitement homogène sur l’ensemble de cette tessiture. Elle doit également contrôler un souffle lui permettant d’épouser la longue phrase puccinienne et ses multiples variations de dynamique, particulièrement au 1er acte et au 3ème. Contrairement donc à son apparence psychologique qui amène des sopranos légers à chanter ce rôle, Mimi est un emploi réclamant d’énormes qualités musicales et ce timbre dense et lumineux qui est la véritable signature vocale du personnage.
Le soprano de Musette est incontestablement un autre emploi. D’une part, même si globalement l’ambitus est identique, la tessiture générale est beaucoup plus tendue vers de très nombreux si et si bémols. L’écriture très accidentée et la quinte aigue largement sollicitée, réclamant une émission d’une grande souplesse, répondent également au caractère de ce personnage brillant, volontaire et plein d’un charme infaillible loin de toute trivialité. D’ailleurs, en pensant à Musette, Puccini souhaitait, au début, confier ce rôle à une chanteuse de café-concert. Son éditeur Ricordi lui expliqua de façon très nette tous les problèmes, et pas seulement vocaux, que cela allait soulever… Le projet fut abandonné tout en levant momentanément un voile sur la modernité du compositeur.
Le créateur de Rodolfo, Evan Gorga, est le paradigme du ténor lyrique dont la tierce aigue est aussi facile que généreuse. C’est Des Grieux (Manon de Massenet), Wilhelm Meister (Mignon de Thomas), etc., un ténor auquel on ne demande qu’un ambitus raisonnable et une belle ligne de chant. Ce qui n’est déjà pas mal ! Certes, l’air du 1er acte lui propose un contre-ut facultatif, superbement écrit au demeurant, qu’il serait mal venu d’ailleurs de ne pas faire. Toujours au 1er acte, à la toute fin du duo, certains téméraires s’aventurent sur l’unisson en demi-teinte avec Mimi, un autre contre-ut mais lui particulièrement difficile… et non proposé en alternance. Mais à part cela, l’élégance du poète doit transparaître avant tout dans un phrasé large et suprêmement musical.
Les trois clés de fa : Marcello et Schaunard (barytons lyriques) et Colline (basse chantante) n’appellent pas de commentaires particuliers. Marcello et Schaunard n’ont pas d’airs. Ils participent aux récitatifs, duos et ensembles, dont le sommet de la partition qu’est le quatuor du 3ème acte réunissant Mimi, Musette, Marcello et Rodolfo.
A Colline revient l’air de la défroque, cette vecchia zimarra dont il va se séparer au cours d’un aria écrit sur à peine un peu plus d’une octave mais dans lequel il appartient à l’interprète de faire passer toute la nostalgie d’une jeunesse à jamais perdue.
La vie de bohème est bien finie.
2022 au Capitole – Un plateau trépignant d’envie
En invitant une production créée à Glasgow en 2017 et signée Renaud Doucet (mise en scène) et André Barbe (décors et costumes), Christophe Ghristi fait le choix de proposer à son public une vision hyper-romanesque de cet ouvrage transposé ici en 1920. Ces deux artistes feront ainsi leurs premiers pas sur la scène toulousaine. Ils ne seront pas les seuls. En effet, les deux castings de cette Bohème sont un festival de découvertes et de prises de rôle. Les deux parfois en même temps. Il en est ainsi du tout jeune maestro italien Lorenzo Passerini (31 ans !!!), dont la rumeur insistante annonce un avenir plus qu’étoilé. Autres premiers pas au Capitole, les ténors Liperit Avetysian et Azer Zada, tous deux pour leur premier Rodolfo, et le baryton-basse italien Matteo Peirone (Benoît et Alcindoro)*. Prises de rôle en rafale aussi pour des artistes « maison » : Vannina Santoni et Anaïs Constans (Mimi), Marie Perbost et Andreea Soare (Musette) et Mikhaïl Timoshenko (Marcello). Au rang des retrouvailles dans des rôles qu’ils ont déjà interprétés : Jérôme Boutillier (Marcello), Julien Véronèse et Guilhem Worms (Colline) et Edwin Fardini (Schaunard).
C’est typiquement le genre de distributions qui devrait faire accourir la foule des mélomanes curieux de découvertes, ce qui est toujours plus excitant que de réentendre, même avec plaisir, toujours les mêmes artistes dans les mêmes rôles. Sans oublier l’utilité de l’exercice pour les chanteurs. C’est ce bonheur que nous offre Christophe Ghristi tout au long de ses saisons : jeunesse, challenge et découverte. Un beau cocktail, idéal pour attirer le plus grand nombre au Capitole.
Robert Pénavayre
une chronique de ClassicToulouse
*Ces deux rôles devaient être chantés par Jacques Calatayud, baryton-basse toulousain, un fidèle de la scène capitoline, élève de Mady Mesplé et Suzanne Sarroca. Il devait revenir également au Capitole cette saison dans Les Noces de Figaro. Son destin était écrit autrement et nous prive brutalement d’un artiste de grand talent doublé d’un être d’une exceptionnelle générosité. Jacques Calatayud nous a quitté le 14 novembre dernier.