Retour au Théâtre Sorano de Pippo Delbono avec « La Gioia », spectacle hommage à son acteur fétiche.
Né en 1959 en Italie, Pippo Delbono (photo) a grandi dans un village de Ligurie avec un père qui jouait du violon. La musique est depuis toujours omniprésente dans son théâtre fortement imprégné de la danse de Pina Bausch – avec laquelle il a suivi un stage de plusieurs mois – et de l’Odin Teatret. Le metteur en scène raconte: «En 1981, j’ai fait un stage avec Ryszard Cieslak, le grand acteur de Jerzy Grotowski: une expérience extrêmement forte et douloureuse. Mais avec lui j’ai découvert que le théâtre, qui jusqu’alors avait été pour moi quelque chose d’assez superficiel, pouvait toucher des zones vraiment profondes, intimes. En 1983, j’ai rencontré Pepe Robledo, réfugié argentin appartenant à Farfa, une des branches de l’Odin Teatret, un groupe de recherches basé au Danemark, fondé en 1964 par Eugenio Barba, proche de Grotowski. J’ai passé trois ans avec eux. J’y ai découvert le “training”, méthode d’entraînement physique. Le travail de l’acteur, a-psychologique, très physique, fondé sur l’acrobatie, l’écoute du moindre geste, tend à développer une conscience extrême du corps et de la voix.»
«C’est là que j’ai commencé à m’intéresser au théâtre oriental: les principes dramatiques théorisés par Barba sont issus de cette tradition théâtrale. À partir de là, j’ai étudié les principes de l’art de l’acteur dans les disciplines orientales, spécialement dans le théâtre japonais nô et kabuki et dans le théâtre balinais. Un travail de recherche et d’entraînement très rigoureux, où la danse et le théâtre s’identifient: un acteur de kabuki peut passer sa vie à travailler pour arriver au mouvement parfait avec son éventail. Après, j’ai moi-même voyagé en Orient. À Bali, je suis tombé sur un vieil acteur qui toute sa vie avait joué un singe : un homme-singe, fascinant. J’ai compris que c’était cela que je recherchais : cette précision, cette force, cette énergie, cette poésie des corps, cette présence sur un plateau, sans la pensée»(1), racontait le metteur en scène dans les colonnes du quotidien Le Monde.
Pippo Delbono fabrique des spectacles inclassables, succession de tableaux vivants et concentré d’émotions, fruits de ses rencontres avec une galerie d’interprètes hors du commun qui forment une troupe de fidèles compagnons de route: «Bobò, microcéphale et sourd-muet, Gianluca, trisomique, Nelson, le clochard. Bobò, notamment, a une conscience aiguë de chaque partie de son corps. À chaque représentation, il utilise les bras, les mains, les yeux, les jambes de façon identique. Je vois en lui la force et la minutie des maîtres d’Asie et en plus une autre chose très importante: la fragilité et l’humilité de l’acteur.»(1)
Pippo Delbono a montré à Toulouse un grand nombre de ses spectacles. Il est de retour aujourd’hui au Théâtre Sorano, après cinq ans d’absence, avec un spectacle qui déploie un tourbillon d’images, de lumières, de musiques et de fleurs avec pour objectif de retrouver la joie. Création foisonnante et baroque, « la Gioia » est avant tout marquée par un vide, celui laissé par la disparition de Bobò, interprète fétiche de Pippo Delbono. Sourd-muet, Bobò avait croisé la route de Pippo Delbono dans un hôpital psychiatrique: l’un y séjournait à la suite d’un de ses épisodes dépressifs, l’autre y vivait parce qu’il était handicapé. Le metteur en scène avait alors libéré Bobò de cet enfermement, et Bobò avait tout découvert de la vie sous la protection de Pippo Delbono. Depuis, ils ne s’étaient plus quittés: devenu acteur, Bobò a arpenté les plus grandes scènes avec un naturel insensé, jusqu’à sa mort en 2019.
Pippo Delbono a traversé de rudes épreuves depuis cette adolescence meurtrie qu’il a maintes fois racontée dans ses spectacles, depuis la mort accidentelle de Vittorio, son amour de jeunesse. Dépressif, il demande un jour à être interné dans un hôpital psychiatrique: «J’ai d’abord raconté la relation avec mon propre corps, chaque jour plus blessé et malade ; et la nécessité de continuer, pourtant, à danser. “Tu dois danser, danser, danser, danser dans la guerre” : c’est cela que je crie maintes fois au cours du spectacle « Barboni », tandis que le bruit des coups de feu inonde le théâtre. Vient ensuite la perte de soi, du contrôle de ses propres pensées et pourtant, à l’hôpital psychiatrique, cette rencontre magique avec Bobò, quarante ans de sa vie passée là-dedans, puis ma fugue avec lui pour recommencer à vivre, ensemble. Merci à ce moment qui m’a fait côtoyer la douleur, la mort, la folie, et m’a permis de me retrouver, encore plus ouvert au monde. Ce plaisir de découvrir que tout le travail sur l’acteur qui danse, l’étude du théâtre asiatique, la recherche d’une vérité sur le plateau, existait déjà chez certaines personnes marquées par la vie. Seul Gianluca, le petit trisomique, peut se permettre de conclure le spectacle « Exode » par son grand et lumineux sourire. Une beauté extraordinaire qu’on a perdue», confessait Pippo Delbono dans L’Humanité.(2)
Jérôme Gac
pour le mensuel Intramuros
(1) Le Monde (17/11/2005)
(2) L’Humanité (26/03/2003)
« La Gioia », du mercredi 19 au samedi 22 janvier, 20h00, au Théâtre Sorano