Christophe Ghristi frappe un grand coup en offrant à son public une prestigieuse prise de rôle, de celles que les plus grands théâtres du monde se disputent la primeur : Stéphane Degout dans ce personnage complexe mais fascinant qu’est le Wozzeck d’Alban Berg. Absent de notre scène dans le répertoire lyrique depuis sa formidable incarnation de Thésée dans l’Hyppolite et Aricie de Rameau en 2009, ce récitaliste hors pair a bien voulu répondre à nos questions.
Classictoulouse : Quel a été votre premier contact avec le Wozzeck d’Alban Berg ?
Stéphane Degout : Le premier contact fut avec le Woyzeck de Büchner, vu au TNP de Villeurbanne quand j’étais lycéen, en 1993 je crois. Je garde des souvenirs assez forts de ce spectacle et de cette pièce qui m’avait beaucoup intrigué. Je l’ai lue dans plusieurs traductions, chacune essayant de donner un ordre plus cohérent des scènes. J’ai découvert l’opéra plus tard, au disque d’abord, puis vu plusieurs fois sur scène. Mais j’ai longtemps pensé que ce rôle n’était pas à ma portée, et puis j’ai vu Simon Keenlyside le chanter à Bastille en 2006. Ce fut une sorte de révélation.
CT : Quelle a été votre réaction lorsque Christophe Ghristi vous a offert cette prise de rôle ?
SD : Réaction de joie d’abord mais surtout de reconnaissance pour la fidélité de Christophe. On avait évoqué ces rôles (Onéguine aussi) bien avant qu’il ne prenne la direction au Capitole. A peine nommé, il m’appelle pour me demander si ces rôles sont toujours dans ma liste d’envies et il a programmé ces productions.
J’avoue avoir ressenti une sorte d’inquiétude aussi. Wozzeck n’est pas un rôle comme les autres, il est une vraie étape dans une carrière.
CT : Entre Pelléas, votre rôle-signature, et Hamlet, autre personnage souvent invité dans votre carrière, vous habitez des emplois qui se singularisent par leur complexité dramatique. Quel portrait souhaitez-vous tracer de Wozzeck ? Ce dernier fait-il écho avec notre temps ?
SD : La complexité dramatique de ces rôles, leur richesse et leur épaisseur, font qu’il est difficile de décider ce qu’on veut en montrer. Je souhaite être au plus près de l’œuvre, des indications musicales et dramatiques, qu’elles viennent de Georg Büchner, d’Alban Berg ou de Michel Fau (ndlr : metteur en scène). Et c’est d’ailleurs à lui essentiellement de choisir ce qu’il faut montrer des personnages pour que le spectacle soit cohérent et fort.
On voit des Wozzeck chaque jour dans la rue, partout. Des écorchés, des victimes. Aussi des personnes dont on peut sentir une fêlure ou une folie à fleur de peau. La pièce a un écho à notre temps, c’est évident. L’opéra également et je pense que le spectacle de Michel ne laissera pas indifférent. En tout cas, on peut lire tout cela au travers de différents filtres.
CT : L’ambitus requis pour ce rôle est totalement diabolique, dépassant largement les deux octaves. De plus, les mots doivent avoir ici un poids dramatique profond. Comment gérez-vous un tel rôle ?
SD : Oui, quand on regarde l’ambitus tel qu’il est écrit, trois octaves, on peut avoir des bouffées de chaleur mais il faut aussi et surtout considérer comment ces notes sont écrites. Ces extrêmes sont toujours dans des parties de « Sprechgesang » et suggèrent des hauteurs de notes parlées et non pas chantées. Les parties chantées, elles, sont au contraire très lyriques, très bien écrites pour la voix. Si on respecte scrupuleusement les indications de Berg, il n’y a aucune raison d’avoir peur de la partition. Le poids des mots, leurs sonorités, sont autant de matériaux bruts et d’outils à la disposition du chanteur, tout autant que chez Rameau ou Debussy d’ailleurs. J’ai déjà interprété des rôles dans lesquels on passait du chanté au parlé, parfois même dans une même phrase. Mais encore une fois, Berg est tellement clair dans ses indications qu’il n’y a « pas grand-chose à faire ».
CT : De nombreux barytons ont marqué ce rôle. Que ce soit au disque ou sur scène, en est-il un ou plusieurs qui vous aient particulièrement impressionné ?
SD : Walter Berry, (au disque), Simon Keenlyside et Christian Gerhaher (à la scène)
CT : Vous deviez prendre le rôle-titre d’Eugène Onéguine de Piotr Ilitch Tchaïkovski au Capitole début 2021. Pour des raisons de pandémie, le projet a été annulé… ou reporté ?
SD : Reporté ! Christophe Ghristi vous en dira plus !
CT : Entre Wozzeck et Onéguine, le Théâtre du Capitole semble être celui de vos prises de rôle majeures aujourd’hui… Quels autres rôles nouveaux ambitionnez-vous dans l’avenir ?
SD : Sur ma liste se trouvent Nilakantha (Lakmé de Léo Delibes), Saint François (Saint François d’Assise d’Olivier Messiaen), Guercœur dans l’opéra éponyme d’Alberic Magnard, Mathis (Mathis le peintre de Paul Hindemith) et deux créations.
Propos recueillis par Robert Pénavayre