CRITIQUE. Concert. LA ROQUE D’ANTHERON. Auditorium, le 10 Août 2021 à 21h. J.S. BACH. F. SCHUBERT. I. ALBENIZ. N. GOERNER.
NELSON GOERNER Interprète de génie chante
une ode à l’improvisation toutes époques confondues
Nelson Goerner est un artiste tout à fait particulier, qui par des choix personnels défendus bec et ongles, arrive à renouveler totalement notre écoute certains soirs au point de perdre notre connaissance intime d’une œuvre. Il aura fallu arriver au terme du concert pour comprendre le parti pris incroyablement original de notre pianiste en état de transe. Rien n’aura été interprété comme « de coutume ». Et le dernier bis (sur lequel je reviendrai) a couronné le tout avec un bonheur inouï.
Sur le papier le programme paraissait presque trop classique à bien d’un. Bach, Schubert puis Albéniz. Chronologie, variété de style, œuvres connues.
Dès les premières notes de la fantaisie de Bach la surprise est de taille. Rien de grand, de puissant d’impressionnant. Tout en délicatesse, dans des nuances infinitésimales, Nelson Goerner se lance dans une véritable improvisation du « Stylus Phantasticus » si prisé au XVII ième siècle en Allemagne. La liberté totale que s’autorise le pianiste argentin n’est en rien iconoclaste mais respecte l’esprit de ce Stylus Phantasticus si cher à Bach. Rappelez-vous, il a fait le voyage à pied jusqu’à Lubeck pour écouter Dietrich Buxtehude et savoir de quoi il retournait exactement avant de s’approprier le procédé. Cette fantaisie représente cette liberté en couleurs, nuances, tempi, que Nelson utilise avec son piano sans complexe par rapport à l’orgue. C’est complètement déstabilisant, ces nuances pianissimi, ces rythmes exagérés, ces tempi variés. Mais comme cela sonne bien et permet de s’évader ! La beauté surnaturelle de certains moments était totalement insoupçonnable. Voilà un interprète qui vous révèle une œuvre !
La même méthode est appliquée à Schubert dans les quatre Impromptus de l’opus 142. Schubert semble comme jamais un héritier légitime de Bach. Et ces Impromptus deviennent des moments de liberté absolue. N’est-ce pas exactement ce que le titre promet ? Quelque chose d’inclassable de nouveau, de libre, comme l’était le Stylus Phantasticus des anciens. Rien ne ressemble au Schubert que j’aime et que je croyais connaître. Tout est surprise, réécoute, redécouverte. L’admiration se mêle à la reconnaissance et au bonheur d’entendre des choses nouvelles dans des musiques si écoutées. Il n’est pas possible de décrire par le détail cette somme d’intelligence, d’audace, d‘originalité et de virtuosité que Nelson Goerner nous offre. C’est prodigieux. Ce qui peut être la spécificité la plus certainement sienne est cette absolue capacité à maîtriser les nuances au-delà du raisonnable. Le son juste avant le silence lui est possible !
Ces quatre Impromptus nous laissent anéantis sans aucune possibilité de critiquer l’interprétation. C’est juste renversant !
Que va-t-il faire avec Isaac Albéniz cantonné dans son Espagne natale ? Il lui donne de l’air, de la grandeur, du désordre, de la folie. Les mêmes qualités du Stylus Phantasticus … Et bousculant une partition « trop sage » il en fait une sorte d’improvisation folle, avec des nuances extrêmes, des rythmes instables, des accords comme enrichis. Les moyens techniques sont phénoménaux ; rien ne lui semble impossible. Il est inimaginable le nombre de touches sur le piano qu’il couvre de droite à gauche et inversement dans des gestes sans tenue. Il ose tout, réussit tout et termine en nage et en transe. Le tout dans une démarche artistique on ne peut plus sérieuse et organisée. La musique est improvisation et doit le rester, loin d’interprétations « bien séantes » habituelles. Les bis vont aller dans ce sens et encore plus loin. « Les sons et les parfums tournent dans l’air du soir » de Debussy deviennent de l’ivresse pure mise en musique… « Si oiseau j’étais à toi je volerais ! », l’étude d’Adolphe von Henselt devient une délicate déclaration d’amour dans des nuances incroyablement subtiles. Et pour finir l’estocade qui nous met chao, le nocturne n°20 op. posthume en do dièse mineur de Chopin : au bord du silence, éperdu de tendresse, beau à vouloir mourir car rien ne sera plus pareil. Comment ose-t-il nous voler ainsi toutes les interprétations aimées de ce Nocturne ? C’était si beau et c’est déjà fini… Seule la beauté de la nuit étoilée pourra consoler le public. Tant d’intelligence, tant de beauté. C’était si merveilleux.
Comme il est précieux notre Nelson Goerner. Il reviendra, nous le retrouverons, si, si …
Hubert Stoecklin
Critique. Concert. La Roque d’Anthéron. Auditorium du parc, le 10 Août 2021 à 21h. Jean-Sébastien Bach (1685-1750) : Fantaisie chromatique et fugue en ré mineur BWV 903 ; Frantz Schubert (1797-1828) : Quatre Impromptus op.142 ; Isaac Albéniz (1860-1909) : Ibéria, 4 ième cahier. Nelson Goerner, piano.