Dans le cadre des Franco-russes 2021, toujours à huis clos bien sûr, la Cinémathèque de Toulouse dévoile au grand public, à partir du 26 mars 20h, sous la forme d’un ciné-concert, l’un de ses multiples trésors, Le Pré de Béjine de S M Eisenstein, dans une copie très rare que peu de personnes peuvent se vanter d’avoir vue. Pour cet événement, nous avons rencontré Franck Loiret, Directeur délégué de la prestigieuse institution cinéphilique toulousaine.
Franck Loiret
Classictoulouse : Votre définition du concept de « ciné-concert » ?
Franck Loiret : Le « ciné-concert » est avant tout un spectacle. Une alchimie très subtile entre un film « muet » et un accompagnement musical « live ». C’est une forme très ancienne qui est née avec le cinéma. On peut dire que le cinéma n’a jamais été réellement muet. Il a toujours été accompagné par des bonimenteurs et/ou des musiciens. Plusieurs approches existent : l’interprétation d’une partition existante (c’est très rare), l’improvisation, la composition d’un nouvel accompagnement, ou le collage de partitions qui n’ont pas été écrites pour le film mais que le musicien peut choisir pour jouer sur les différentes séquences. Dans tous les cas, le musicien doit connaître le langage cinématographique et travailler sur la construction dramatique du film, son écriture, sa respiration… C’est un exercice de haute-voltige !
CT : Comment ce film de S M Eisenstein, pratiquement inconnu du public, a-t-il été choisi pour illustrer la participation de la Cinémathèque de Toulouse aux Franco-russes 2021 ?
FL : La Cinémathèque de Toulouse, deuxième cinémathèque de France, conserve un des fonds de cinéma russe et soviétique les plus importants à l’ouest de Moscou. On peut même dire que cela fait partie de son identité. Riche d’environ 500 titres, ce fonds couvre l’ensemble du XXème siècle, de la fin du cinéma tsariste aux années 1970. Depuis 1965, la Cinémathèque a noué des relations d’amitié et de confiance avec le Gosfilmofond à Moscou. Ces liens privilégiés entre les deux cinémathèques ont permis de nombreux échanges de copies.
Le festival des Franco-russes, dont nous sommes partenaires depuis la création, est à l’évidence la manifestation idéale pour mettre en valeur ce lien historique que nous avons avec la Russie et son cinéma, en particulier son cinéma muet qui a fortement marqué l’histoire du Septième art. Pour cette troisième édition, nous avons voulu faire « événement » et faire découvrir au grand public cette copie très rare conservée à la Cinémathèque.
CT : Le Pré de Béjine a connu une vie plus que tourmentée, y compris dans ses différentes versions. Pouvez-vous nous prendre par la main afin d’en découvrir les arcanes ?
FL : Le Pré de Béjine (1937) est un film qui n’a jamais existé, un « film fantôme ». Son tournage a été compliqué et interrompu à plusieurs reprises. La production entreprise en 1935 est stoppée en 1937, le film interdit par la censure et le négatif détruit. Un membre de l’équipe d’Eisenstein avait découpé des photogrammes de chaque plan avant la mise sous séquestre de l’unique copie existante du film. Dans les années 1960, le film a été remonté en plans « fixes », à partir des notes du cinéaste, par Naoum Kleiman qui fut l’un de ses élèves. La Cinémathèque de Toulouse conserve une copie très rare de ce montage. Ce que nous présenterons au public ne seront finalement que les traces d’un film qui n’a jamais existé…
CT : Serge Prokofiev a composé une partition pour ce film. Vous avez choisi le compositeur toulousain Mathieu Régnault pour lui succéder dans cette mission.
FL : Lorsque le film a été remonté dans les années 1960, cette version – qui est certainement très loin du film que Sergueï M. Eisenstein souhaitait réaliser (Le Pré de Béjine devait être le premier film parlant du cinéaste…) – a circulé avec une musique de Prokofiev. A ma connaissance, ce n’était pas une composition originale mais une musique préexistante du compositeur qui avait été choisie pour accompagner les photogrammes retrouvés… Nous souhaitions provoquer une nouvelle rencontre entre cet objet cinématographique, à la fois très rare et très étrange, et un musicien que nous connaissons bien et que nous apprécions. Mathieu Régnault, qui est un excellent pianiste, a composé pour l’occasion pour son orchestre virtuel, ce qui donne une ampleur incroyable aux images, et quelles images ! C’est d’une beauté à couper le souffle.
CT : Quelles sont les qualités indispensables que vous reconnaissez à ce musicien dans le cadre si particulier d’un ciné-concert ?
FL : Mathieu Régnault accompagne régulièrement des ciné-concerts à la Cinémathèque, au piano ou avec son orchestre virtuel. C’est un exercice qu’il apprécie et qu’il connaît bien après des années d’expérience sur des titres très différents. Tous les musiciens n’ont pas, comme Mathieu, ce talent de pouvoir accompagner un film muet. Pour moi, la qualité essentielle est de savoir trouver le bon rapport au film, la bonne « distance », et ne pas chercher à illustrer ou à souligner. Il ne s’agit évidemment pas de donner un concert « sur » le film. Lors d’un ciné-concert, le public (re)découvre le film à travers le regard du musicien. Et quand l’alchimie entre musique et cinéma opère, c’est pour le spectateur une expérience artistique extrêmement forte.
Propos recueillis par Robert Pénavayre
Vous pouvez assister gratuitement à ce ciné-concert grâce aux liens suivants : page Facebook des Franco-russes – page Facebook de l’Orchestre – page Facebook de la Cinémathèque de Toulouse – chaîne YouTube des Franco-russes – site internet des Franco-russes (page dédiée)
Cinémathèque de Toulouse • Les Franco-russes
Crédit photo
Franck Loiret : Jean-Jacques Ader
Crédit photos film : Coll. La Cinémathèque de Toulouse