A 43 ans, Suze Trappet (Virginie Efira) apprend qu’il ne lui reste que peu de temps à vivre. Elle intensifie alors ses recherches pour retrouver l’enfant qu’elle a abandonné à 15 ans. Lors d’un rendez-vous administratif, son interlocuteur reçoit un tir de fusil du bureau adjacent, dont l’auteur est Jean-Baptiste Cuchas (Albert Dupontel), quinquagénaire en plein burn out. Alors que tout l’accuse d’un acte de folie sur son collègue, voire de terrorisme, et qu’il est traqué par la police, Suze est la seule à détenir la preuve qu’il a juste raté son suicide. Elle s’engage à témoigner en sa faveur à condition qu’il accepte de l’aider. Leurs investigations les amènent à consulter les extraits de naissance ; Suze et JB rencontrent M. Blin (Nicolas Marié), responsable du service des archives depuis qu’il est devenu aveugle : il décide de les accompagner dans cette quête effrénée.
Pour son septième long-métrage, Albert Dupontel pousse encore plus loin les curseurs de son univers avec la rencontre de trois victimes du travail : une coiffeuse souffrant d’une maladie auto-immune causée par l’utilisation des laques, un bureaucrate compétent mais licencié car « trop vieux », un employé à la carrière bousillée par les violences policières. Sans que le scénario s’y attarde, il est surprenant de constater que ces situations, qui existent réellement dans notre société, ne sont pourtant pas considérées comme des maladies professionnelles, ou des accidents du travail. Pour JB, cerise sur le gâteau : si sa compétence est reconnue par sa hiérarchie, celle-ci ne lui accorde pas la promotion qu’il mérite, mais lui demande le plus naturellement du monde de former les jeunes qui vont être récompensés à sa place. Pure fiction ? Non, la situation est aussi habituelle dans le merveilleux monde du travail dans lequel vous et moi évoluons. Le scénariste Albert Dupontel n’a qu’à piocher dans l’absurdité de notre société pour élaborer le cadre kafkaïen de son film : quand tout le monde ne sait qu’opérer au travers d’écrans, comment traiter un dossier qui n’est pas informatisé ? Pire, prêtez attention aux dialogues : « vous n’êtes pas numérisée » dit l’employé à Suze. Albert Dupontel n’a jamais caché son amour pour Brazil de Terry Gilliam : ici, les références (noms des personnages, décors, trame narrative, présence de Terry Gilliam) sont totalement assumées, et utilisées intelligemment ; les spectateurs ne connaissant pas Brazil ne seront jamais perdus.
Lors de la sortie de 9 mois ferme, Albert Dupontel m’avait présenté l’idée du scénario sur lequel il travaillait comme « une très jeune femme qui veut vivre mais ne le peut plus, recherche son enfant qu’elle a abandonné, et va être aidée par quelqu’un de vieux qui peut vivre mais ne veut plus ». Les âges ont changé, mais la trame est restée. Je lui avais aussi demandé pourquoi il jouait toujours dans ses propres films un « taré et débile », pour reprendre l’expression de Sandrine Kiberlain dans 9 mois ferme, alors que des réalisateurs tels Michel Deville ou Jean Becker lui accordaient assez de confiance pour lui proposer un autre registre où il était tout autant à la hauteur : son « je ne sais pas » avait été aussi sincère que désarmant. Après 9 mois ferme, c’est Au revoir là-haut que nous avons pu découvrir : il ne correspondait clairement pas au scénario évoqué, mais il n’y jouait pas un « taré et débile ». Certes, ce film était une adaptation et son rôle avait été endossé à la dernière minute à la suite de l’indisponibilité de Bouli Lanners, mais il y montrait une tout autre facette.
Pour Adieu les cons, l’acteur Albert Dupontel arrache une seconde fois l’étiquette « taré et débile » pour interpréter JB, célibataire ne sachant que travailler, pouvant vivre mais ne le voulant plus. Virginie Efira magnifie le personnage à fleur de peau de Suze qui, elle, veut vivre mais ne le peut plus. Cette actrice ne cesse de me surprendre agréablement au fil de ses interprétations ; elle me donne l’impression de la découvrir à chaque fois. Le fait que JB et Suze ne soient pas des « déjantés », mais des gens « normaux » mis à la marge d’une société déshumanisée au point de pas connaître le nom de son interlocuteur (patient, employé, collègue) ou même son bureau, accroît la sympathie et l’identification que le spectateur peut avoir à leur égard. Les deux acteurs sont aussi convaincants dans le registre de l’émotion pure, encore plus développée qu’auparavant, que dans les situations les plus savoureusement décalées.
Dans l’univers d’Albert Dupontel, le plaisir réside aussi dans les retrouvailles avec sa troupe de comédiens. L’excellent Nicolas Marié avec son enthousiasme indéfectible apporte à l’improbable duo Suze/JB un côté clownesque ; cette fois-ci, le « farfelu » de l’histoire, c’est lui. On rit de l’excentricité qu’il apporte au personnage de M. Blin, mais jamais de son handicap, ce qui est suffisamment rare dans les comédies françaises pour être souligné. La scène d’ouverture avec Bouli Lanners en médecin donne le ton du reste du film, mêlant humour et tragédie. Le ridicule langage professionnel de Philippe Uchan et Michel Vuillermoz, respectivement chef de JB et psy, est un vrai délice. Médecin accoucheur qui se « rappelle juste [qu’il se] rappelle de rien », Jackie Berroyer est, comme Virginie Efira, d’une touchante justesse. La courte scène avec Yves Pignot est marquante, à l’instar de celle de Kyan Khojandi, ainsi que celles avec les nouveaux venus, Grégroire Ludig et David Marsais. Fidélité toujours avec la même équipe technique : la caméra virevolte, la multiplication des points de vue subjectifs est de nouveau au rendez-vous. Si Albert Dupontel a préféré ici travailler sur des fonds bleus et verts pour se concentrer sur le jeu des comédiens, encore faut-il de brillants collaborateurs aux effets spéciaux. La promesse est plus que tenue avec Cédric Fayolle et son équipe. Le travail d’Alexis Kavyrchine, seul nouveau venu comme chef-opérateur (Le Secret de la chambre noire de Kiyoshi Kurosawa, Perdrix de Erwan Le Duc), propose une photographie rappelant celle des films de Jean-Pierre Jeunet, facilitant la crédibilité de cette fable.
Une autre chose qui me touche dans Adieu les cons est la place des arts et des lieux de rencontre. Que ce soit la danse, l’architecture, la littérature, la poésie, la musique, la photographie, la salle de cinéma, un conservatoire et même un bistrot, ou un square avec des boulistes, ces présences créent du lien, participent à la beauté du monde ; leur absence souligne, au contraire, la déshumanisation, la généralisation et la banalisation de la connerie. Adieu les cons serait le cousin teigneux du film Toni Erdman de Maren Ade, en distinguant lui aussi la notion de réussir sa vie (qui serait pour la majorité avoir un travail stable, un salaire), d’être intégré comme tout le monde, et celle d’être heureux : « Être intégré dans un monde de tarés, je ne suis pas sûr que ce soit une réussite […] justement, je sais très bien de quoi je parle, » confie JB.
Adieu les cons est une fable haletante du début jusqu’à sa fin audacieuse, où le burlesque et le lyrisme s’harmonisent. Si l’ineptie est devenue la norme, être à la marge en faisant preuve d’humanité et de solidarité permet de vivre, enfin ! Mala vida !
Chronique du film « Au revoir là-haut » d’Albert Dupontel à lire ici.
Chronique du film « 9 mois ferme » d’Albert Dupontel à lire ici.
Entretien avec Albert Dupontel, réalisateur de « 9 mois ferme » à lire ici..