Si loin si proches | A Medio Camino (premier album de TAWA)
Plus efficace que la peur du gendarme, la prudence face au risque nous fait nous tenir à carreau, ou plutôt derrière les vitres de nos logements. Lors des sorties nécessaires, on se jauge, on se contourne, on se social-distancie mais sur les réseaux sociaux ça crépite, ça transpire le besoin du lien, même si souvent c’est l’entre-soi qui manque le plus. On s’occupe comme on peut et peu ou prou on gamberge.
La place publique est vidée alors comment tu me parles toi – hein ?!
Peu avant que je le confine lui aussi loin des yeux, j’ai vu passer une photo dans le fil d’un célèbre réseau social qui n’a jamais autant ressemblé au café du commerce – normal : il est fermé. La photo d’une banderole accrochée au fronton d’une maison cossue en Italie où l’on pouvait lire : « La romantisation de la quarantaine est un privilège de classe ».
Qu’en penser ? Pas faux si on considère que la quarantaine se vit mieux à deux dans un logement de 600m² que dans l’appartement exigu d’une famille nombreuse.
Mais pour le reste, penser à un monde meilleur ou saisir l’opportunité de booster son développement personnel requiert juste d’avoir le temps de penser – et ça, ce n’est pas un privilège de classe. Pas de distinction de classe dans le confinement pour les femmes victimes de violences conjugales, pour les ménages avec alcoolique privé de zinc, pour les dépressifs en manque de psys, etc.. Les uns romantisent, d’autres gambergent, et quant à leur avenir, les derniers restent d’un silence assourdissant.
Faut être humble: ralentir, en ces circonstances, est un privilège. Comme choisir de mettre le bruit du monde en veilleuse: faut pouvoir. Mais si on peut (et je le souhaite à tout le monde), raccrocher ses opinions à tout va, arrêter d’entreprendre seulement après avoir conceptualisé à mort, … pour juste faire selon son instinct et voir ce que ça donne, se construire une expérience, juste faire … Mais quelle paix !
Comment je vous parle – hein ? Faut me dire hahaha parce qu’après avoir posté le billet précédent sur FB une personne a commenté « Je ne comprends rien à ces écrits ! »
Mais une amie m’a dit aussi « J’ai l’impression de te voir ».
Parler dans le vide, c’est la situation surréaliste dans laquelle le Pr Sansonetti a donné sa vidéoconférence l’autre jour dans un grand auditorium du Collège de France. Avait-il besoin de cet environnement gigantesque ou l’a-t-il choisi pour romantiser la situation ? Cette image m’a rappelé une photo ancienne (voir plus haut) que j’avais prise au stade Léopold II à la citadelle de Namur en Belgique : d’autres chaises vides dans une loge latérale des structures monumentales de cet édifice quasi-impérialiste à la gloire d’un personnage aujourd’hui blâmé pour ses destructions coloniales.
Un bon moyen de calmer l’effervescence cérébrale et les gamberges, c’est encore et toujours la musique non ?
Voici un premier album intitulé A Medio Camino (A mi-chemin) : est-ce que ce n’est pas justement où nous sommes ? Le groupe TAWA offre des compositions originales qui fusionnent dans une belle harmonie l’expressivité et les ferments de la culture sud-américaine de sa chanteuse avec des arrangements nettement marqués rock progressif et jazz-rock. L’ensemble est très soigné, la palette instrumentale est inspirée, la postproduction très maîtrisée.
C’est une réussite remarquable pour un jeune groupe dans un exercice délicat où l’on attend que se dégage l’essence de l’inspiration tout en gardant une exigence sur la qualité de la couleur orchestrale annoncée. Ça fait penser à la démarche – et aux albums, certes dans un style différent, de la chanteuse Susheela Raman : née en Inde du sud, élevée en Australie sans perdre le lien avec la musique carnatique de sa tradition, et dont le premier album Salt Rain a été produit il y a 20 ans par Sam Mills, auteur d’arrangements résolument jazz-folk voire pop.
Ceci dit en pensant à la chanteuse de Tawa : Trilce, d’origine péruvienne, à la voix absolument stupéfiante. Mélodique à se damner, avec ce genre de musicalité rare où l’on peut entendre tout un orchestre en une note. Puissante ou délicate, la voix de Trilce l’était déjà mais a gagné en assurance et en maturité depuis ses années-lycée où j’ai eu la chance de l’écouter plusieurs fois. Elle est ici au service d’un projet très construit mais je rêve du jour où elle sentira le besoin d’un projet solo, musica nuda, unplugged, comme vous voudrez mais avec le caractère d’une Lula Pena si vous connaissez, et qui laissera son bouquet mélodieux infuser tout le champ vibratoire d’une salle qui sera loin d’être vide, je vous le garantis.
Salles pleines en attendant s’il vous plaît dès que TAWA passera en concert dans vos parages.
En attendant vous pouvez acheter leur album (à paraître le 27 mars), mais qu’ils vous offrent déjà en streaming .
[A suivre]
Pierre David
Un article du blog La Maison Jaune