Nosferatu de F.W Murnau, 1922
Titre original : Nosferatu, eine symphonie des Grauens (une symphonie de l’horreur)
(Coréalisation TNT — La Cinémathèque de Toulouse)
Scénario: Henrick Galeen (d’après le roman Dracula, de Bram Stocker)
Interprètes principaux: Max Schreck (Le comte Orlok) Gustav von Wangenheim (Hutter), Greta Schröder (Ellen Hutter), Alexander Granach (Knock), Georg H. Schnell (Harding) Ruth Landshoff (Annie), John Gottowt (Le professeur Bulwer
Film muet accompagné au piano par Jean-François Zygel et aux percussions par Joël Grare.
NOSFERATU: «Ce mot ne sonne-t-il pas à tes oreilles comme le cri d’un oiseau de mort à minuit. Garde-toi de le prononcer, sinon les images de la vie pâliront et deviendront des ombres, de ton cœur monteront des songes fantomatiques qui se nourriront de ton sang. »
Afin de clore en apothéose son cycle sur Murnau, Jean-François Zygel a choisi le film le plus célèbre, «Nosferatu», et il s’est adjoint la complicité du percussionniste Joël Grare.
Situant justement ce film de 1922 aux confluences du romantisme finissant et de l’expressionnisme triomphant, il a voulu improviser une « musique à la fois romantique et fantastique ». Le choix judicieux de Joël Grare, enfant aussi bien de Magma de Christian Vander que du Poème Harmonique de Vincent Dumestre apporte par ses étranges sonorités cette touche inquiétante à cette sorte de roman d’amour transgressif qu’est ce film de Murnau. Jean-François Zygel a retenu la version originale teintée voulue par Murnau, qu’il va faire dérouler non pas à la vitesse de 18 images par seconde, mais pour accentuer la lente montée de la terreur, à 16 images par seconde au risque parfois du scintillement. Certes les effets d’accéléré sur le personnage aussi inquiétant de Knock sont conservés, mais une symphonie de l’amour fou, du désir et de la sexualité, prend à pas lents possession de nous-mêmes et nous indique que Nosferatu est bien plus qu’une histoire de vampire et se situe toujours dans ce regard empathique de Murnau envers les réprouvés.
Certes inspiré, assez librement, du livre Dracula de Bram Stoker, dont les ayants droit firent détruire le négatif original, ce film, également maudit, innove sur bien des points. Il est entièrement tourné en décors naturels dans la ville hanséatique de Lübeck, et dans les paysages montagneux de la Slovaquie. Et cette irruption des décors naturels, bannis dans l’expressionnisme est une épopée de la profondeur de champ, sur le château du comte, sur le fleuve, le bateau fantôme, les maisons voisines d’où Nosferatu contemple en se mourant d’amour Ellen. Et les jeux de perspectives sont faussés, les rues et les maisons sont déformées, les angles de prises de vues sont étranges, obliques, rarement de face.
Tout est exacerbé. Les lumières très contrastées, le jeu des acteurs presque caricatural, avec la façon dont Nosferatu semble marcher comme un robot ou un somnambule, dont son esclave Knock. Même quand Nosferatu est absent de l’image, il est présent hors champ, son ombre est aussi puissante que lui. Murnau invente l’anéantissement du vampire par la clarté du jour, le navire aux voiles noires ayant pour nouveau capitaine la mort, et le coup de foudre amoureux, à partir d’un médaillon aperçu d’Ellen, femme « au cou magnifique », et la rédemption par l’amour et le sacrifice d’Ellen, qui permet à celui qui ne pouvait mourir, de mourir enfin, quitte en partant en fumée, trouver enfin une véritable autre vie. Tout le film est traversé par une immense pulsion de mort.
Le récit, donné dans le film par quatre sources différentes : un journal sur la ville imaginaire de Wisbourg, les dialogues, les intertitres, les livres sur les vampires qui révèlent et leur nature et le seul moyen de les vaincre, les explications pontifiantes et fausses d’un professeur de médecine. Seul un cœur pur se sacrifiant jusqu’au chant du coq et laissant alors le soleil consumer le corps du vampire, peut vaincre la malédiction. Cela s’opérera après la seule nuit d’amour du film, entre Nosferatu et Ellen, quoique la nuit entre le même Nosferatu et le mari d’Ellen, Hutter soit plus qu’ambiguë et apparemment sexuelle, et signe un véritable pacte entre les deux, dont Ellen sera l’offrande. Nosferatu et Hutter ne faisant plus qu’un.
Le synopsis est linéaire et simple : Thomas Hutter, jeune clerc, marié à Ellen, doit se rendre en Transylvanie pour vendre une propriété au Comte Orlok, le vampire Nosferatu. Ce dernier veut acheter une maison en ruines qui se trouve en face de celle de Hutter. Lors de la transaction, Nosferatu aperçoit un médaillon d’Ellen. Un bateau vite devenu fantôme, peuplé de rats et de la mort, cingle vers la ville de Wisbourg amenant la peste. Une course-poursuite a lieu entre Hutter et le bateau, mais quand celui-ci croit arriver à temps, la mort est déjà à l’œuvre. Mais la peste n’est que l’épiphénomène de l’amour dévorant de Nosferatu pour Ellen, qu’il contemple fasciné toutes les nuits. Ellen hantée, possédée, habitée, par la présence de Nosferatu, sans doute troublée elle aussi, car son benêt de mari ne lui offre que des fleurs décapitées et une monotonie amoureuse pesante. D’ailleurs elle va broder en grosses lettres « Ich liebe dich», je t’aime, à destination plus de Nosferatu que de son mari. Elle décide alors de s’offrir à Nosferatu pour sauver la vie des autres et aussi connaître la transgression. Car ce vampire n’est pas comme dans d’innombrables autres films séduisant, mais repoussant, donc d’autant sujet à pitié et à un désir refoulé. Nosferatu entend bien le chant du coq et sait que le soleil va le tuer, mais il demeure attendant sa mort. Ellen aussi meurt, exsangue, apaisée. Et l’ombre noire de Nosferatu et la blancheur immaculée d’Ellen vont se fondre. Lui qui n’était que souffle devient l’ailleurs.
Et à cet instant comme par miracle les malades cessèrent de mourir et l’ombre oppressante du vampire s’évanouit dans le soleil du matin. Et le château de Nosferatu tombe en ruines à la dernière image, mais rien n’est fini, ni clos.
On pourrait longuement analyser ce film fascinant, et cela a été abondamment fait, quitte à faire des raccourcis historiques faux entre la peste et la peste brune, car le putsch manqué d’Hitler à Munich est de 1923 et ne sera chancelier qu’en 1933.
On peut retenir jusque quelques séquences inoubliables : l’arrivée de Hutter au château dans cette diligence fantôme aux chevaux drapés de noir, la traversée du pont « Et quand il eut dépassé le pont, les fantômes vinrent à sa rencontre», celle du bateau où le second veut percer le mystère et se suicide, ce bateau qui est en fait Nosferatu métamorphosé, le déroulé inexorable des vagues, la nuit de noces entre Nosferatu et Ellen, la poursuite pour lyncher le serviteur de Nosferatu, les étranges digressions des cours stupides du professeur Bulwer, le frémissement des chevaux…
Ce film culte a été accompagné musicalement d’innombrables fois. Ce qu’apporte Jean-François Zygel et Joël Grare est de loin ce que l’on peut entendre de plus prenant, de plus juste, de plus profond. Chaque image est ciselée par la musique. Depuis ce début, digne de la Sonate pour deux pianos et percussions de Bartok, avant que la projection commence, jusqu’à cette tendre ballade romantique de la nuit d’amour entre Nosferatu et Ellen. Certains effets sont accentués à la percussion (galops des chevaux, hululement de loup, en fait il s’agissait d’une hyène d’ailleurs, battements des horloges…).
Jean-François Zygel même quand il égrène un choral ou une chanson populaire dans la taverne des Carpates, n’utilise aucune musique connue à part le Dies Irae. Parfois percussif, parfois clavecin, son piano tisse l’angoisse, non pas en martelant des effets angoissants, mais en faisant émerger de nos inconscients ces peurs élémentaires.
Romantique souvent, en contraste sonore suivant le contraste noir-blanc des images et la dualité des personnages, leur double identité. Cette musique improvisée vaut toutes les savantes analyses, et va profond dans la compréhension de l’œuvre et la traversée des apparences entre le monde refoulé des fantômes, notre inconscient, et la réalité.
Il s’agit d’un piano nocturne, fantastique, où passent des oiseaux inquiétants, des tendresses inconscientes, des contre-jours de sentiments. Il sait se faire somnambule lui aussi, accablant et inexorable, quand l’horreur devient fascination. Il sait suggérer le désir et la pesanteur de la mort. Il suit le contrepoint des images et leur polyphonie.
Jean-François Zygel sait faire une immense profondeur de champ dans sa musique. Son accompagnement devient « un poème métaphysique », oscillant entre le visible et l’invisible, précédent les pressentiments des personnages.
La musique, ici improvisée, est très complexe et devient une attente angoissée par elle-même.
Ainsi s’achève un extraordinaire cycle Murnau, dont l’enchanteur est bien sûr le cinéaste, mais tout autant ce pianiste inspiré et profond, Jean-François Zygel.
Gil Pressnitzer