Entre Serge, ou Sergueï, on ne peut se refuser un petit service. Et voilà une nouvelle étoile du clavier, qui plus est russe, qui vole au secours de ces deux soirées à la Halle, un certain Roman Borisov, tout juste âgé de 22 ans. Il compte parmi les voies les plus passionnantes d’une nouvelle génération de pianistes naissant aux quatre coins du monde. C’est pour le 5 et le 6 novembre toujours avec Les Planètes de Gustav Holst au programme de départ.

Roman Borisov © Felix Broede
Plus jeune participant de ce concours, Roman Borisov a remporté le premier prix du Kissinger Klavier Olymp en octobre 2022. Dans son communiqué, le jury a écrit : « […] par ses interprétations très musicales, intuitives et structurées d’œuvres de Liebermann, Beethoven, Rachmaninov, Brahms et Prokofiev, il a fait preuve d’une volonté créative absolue et a impressionné par sa présence scénique naturelle et constante. »
Quelques mots sur ce soliste : Grâce à une maîtresse de maternelle sensible et mélomane, Roman Borisov a été présenté dès l’âge de quatre ans à la légendaire professeure de piano Mary Lebenzon au Conservatoire de Novossibirsk, qui l’a formé jusqu’en 2020. Il s’est fait remarquer dès ses premiers concours pour enfants et a notamment reçu une bourse de la Fondation Spivakov. Depuis son premier prix au concours Krainev pour jeunes talents en 2019, Borisov est présent sur la scène internationale dans des salles prestigieuses. Il s’est produit entre autres à l’Elbphilharmonie de Hambourg, au Konzerthaus de Berlin, au Festival de piano de la Ruhr, au Festival de Gstaad, au Flagey de Bruxelles, au Festival de Verbier, au Wigmore Hall, au Concertgebouw d’Amsterdam, à l’Isarphilharmonie de Munich et au Konzerthaus de Vienne.

Le Concerto pour piano n°2 est en ut mineur, op. 18 et en trois mouvements : Moderato – Adagio sostenuto – Allegro Scherzando et dure 35 minutes. Il fut donné intégralement le 27 octobre 1901, lors d’un concert de la Société Philharmonique de Moscou, sous la direction de son cousin et bienfaiteur Alexander Siloti. Il eut un remarquable succès, et permit d’établir la renommée du compositeur. Et c’est certainement son lyrisme présent d’un bout à l’autre qui en a fait son extraordinaire popularité. L’œuvre renferme une tristesse, une nostalgie et une sincérité sans précédent, évidente. Scorie d’un romantisme finissant. Mais pas de citation, ni inspiration dans la musique populaire russe, même si l’âme de certains thèmes est bien russe. D’aucuns la proclame divinement écrite pour le piano, un piano virtuose, cela va de soi, mais sans surenchère et en ce sens, inimitable
Ce qui ne l’empêche pas par la suite d’avoir été plagiée, manipulée. Aux États-Unis, l’engouement fut immense, et d’autant lorsqu’il y fut, avec sa famille en exil dès 1918. Diverses traces sont notables dans l’art cinématographique et la variété. Citons, comme musique de fond dans le film Grand Hôtel avec Greta Garbo en 1932 ou, librement adapté dans Full Moon and Empty Arms, chanson à succès de 1946 comme arrangement de l’ensemble de Tommy Dorsey avec Frank Sinatra. Rachmaninov s’y montre un compositeur d’une grande aristocratie, d’une grande noblesse de cœur, plutôt à contre-courant du langage à son époque alors, 1900.

Serge Rachmaninov jeune (avec photo de son maître vénéré)
Quelques citations en guise d’illustrations sur le compositeur :
« Je n’ai jamais pu totalement me décider ni savoir quelle était ma vraie vocation : celle de compositeur, de pianiste ou de chef d’orchestre…J’ai peur qu’en cheminant dans trop de domaines à la fois, je ne fasse pas le meilleur usage de ma vie. Comme le dit le vieux dicton russe : “J’ai couru trois lièvres à la fois, mais puis-je être sûr d’en avoir au moins attrapé un ? “ »
« Qu’est-ce que la musique ? Comment la définir ? La musique est une calme nuit au clair de lune, un bruissement de feuillage en été. La musique est un lointain carillon au crépuscule ! La musique vient droit du cœur : elle est Amour ! La sœur de la Musique est la Poésie, et sa mère est le Chagrin ! » (Lettre à Walter E. Koons, 1932)
« Dans mes compositions, je ne fais aucun effort conscient pour être original, romantique, nationaliste ou quoi que ce soit d’autre. J’écris sur le papier la musique que j’entends en moi et aussi naturellement que possible. Je suis un compositeur russe et ma terre natale a influencé mon tempérament et ma façon de voir les choses {…}. Ce que j’essaie de faire, lorsque j’écris de la musique, c’est de dire de façon simple et directe ce qu’il y a dans mon cœur. » 1941

Serge Rachmaninov
Pas la place ici de détailler l’enfance puis l’adolescence puis les premières années d’adulte de Sergueï Vassilievitch, des pans de vie bien trop riches. Il faudrait quelques centaines de pages les résumant. Il naît le 20 mars 1873 (selon le calendrier russe !) à Oneg, gouvernement de Novgorod, sur les bords du Volkhov, rudes paysages du Nord de la Russie, des parents issus de nobles familles russes, gros propriétaires terriens, avec dans le lot, de fins musiciens et d’excellents pianistes ! Un parmi les enfants sera plus doué et donc, plus facilement repéré. C’est le cas de Sergeï qui très vite, à neuf ans, recevra tous les appuis nécessaires malgré la ruine progressive de la famille, orchestrée par le père, très sensible à la divine bouteille, sans parler des épreuves de maladies diverses qui frappent toutes les couches de la société.
Deux anecdotes, tout de même. Il n’a pas dix-neuf ans quand il participe à une sorte de concours qui lui assure la haute distinction de la Grande Médaille d’or ainsi que le diplôme de sortie, avec un an d’avance, du Conservatoire de Moscou, avec le soutien indéfectible toutefois de Piotr Tchaïkovski ! C’est à ce moment, malgré la malaria qui le handicape plusieurs mois, qu’on a pu juger qu’il bénéficiait de cet immense avantage que constitue “l’oreille absolue“ et de dons musicaux irréels quant à la mémorisation des sons. Il avait, par exemple, décidé d’apprendre par cœur tout ce qu’il entendait, quelle qu’en soit la complication ! C’est aussi à cette période qu’il compose, entre autres, le premier concerto pour piano et orchestre.

La première automobile de Rachmaninov en 1912 la Lorelei
Aussi, Rachmaninov n’a pas vingt-cinq ans quand il est pianiste accompagnateur de l’illustre basse Feodor Chaliapine dans un récital à Yalta. Et que l’écrivain russe Anton Tchékov, présent, lui adresse alors ces quelques mots : « Pendant toute la durée du concert, je vous ai regardé, jeune homme. Vous avez un visage merveilleux. Je vois un destin brillant inscrit dans vos yeux. Vous serez un grand homme. » Un Chaliapine qui imposera Rachmaninov à la tête de l’Orchestre du Théâtre Bolchoï, entité parmi Les Théâtres Impériaux de Moscou. Un Chaliapine, sensiblement du même âge et qui sera l’un de ses amis intimes sur la durée, bien au-delà du départ vers les États-Unis, fin 1917.

Rachmaninov du temps des années 20 aux USA
Sur la musique du compositeur ? Pudeur et passion d’abord, traduites par une musique comme pure, dépouillée, créée à son image, sans fioritures. Elle est le reflet de son âme, qui plus est slave, avec sa charge émotionnelle, sa mélancolie prenante. Une musique qui n’a pas un siècle d’avance mais qui accroche justement le public d’alors. Une musique se distinguant par sa “virilité colérique“ dira la poétesse Marita Chaginian. Le public adhèrera immédiatement et de façon massive. Le succès est là. Un passage à vide avec la Symphonie n°1, tellement mal dirigée à la création par un Glazounov ivre mais qui sera suivie d’un succès total avec le Concerto n°2 pour piano. Entre temps, le psychiatre Docteur Nikolai Dahl, pratiquant l’hypnose, et adepte de l’autosuggestion, l’aura sorti de l’ornière, faute en partie à un début d’alcoolisme. Dahl en sera le dédicataire.
On n’oublie pas de signaler que Rachmaninov, c’est aussi le génie d’une main, une “main de pianiste“ ! dont l’écartement des doigts était tel, que très peu de pianistes peuvent exécuter parfaitement ses œuvres car écrites pour lui !
C’est aussi l’homme public si souvent à la fête, ovationné, croulant sous les offres de concerts, s’y épuisant. C’est la magie d’une aura fascinante, celle d’un magnétisme, d’une sorte d’hypnose s’exerçant sur le public. L’homme mesure un mètre quatre-vingt-dix, ce qui n’est pas fréquent en ces temps-là, sans oublier le regard pénétrant du pianiste. Une de ses petites filles parlera d’“un poète qui a su parler à l’âme“.
Orchestre national du Capitole
